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BERGSON.la simulation inconsciente

Nous avons eu beau varier nos questions et leur tendre des pièges de toute sorte, jamais nous n’avons pu amener nos sujets endormis à confesser qu’ils lisaient sur notre cornée ; — et force nous est bien de croire qu’ils n’en savent rien. Tout entiers à l’ordre qui leur a été donné, décidés à lire dans le livre quand on leur a commandé de le faire, ils mettront en œuvre les procédés les plus ingénieux pour exécuter, n’importe comment, le tour de force qu’on exige d’eux ; puis ils nieront avoir usé de ces moyens, et ils le nieront de très bonne foi sans doute, car on leur a implicitement ordonné de n’en pas prendre conscience en leur désignant la fin sans leur spécifier les moyens d’y atteindre. Le sujet hypnotisé n’est donc pas précisément un simulateur, et néanmoins tout se passe comme si c’était à un simulateur des plus habiles qu’on avait affaire. Ne pourrait-on pas dire qu’il y a là une espèce de « simulation inconsciente » ? Mais voici des expériences qui mettront mieux en lumière la nature du phénomène.

Je me tiens debout, et après avoir endormi P…r, je le fais asseoir devant moi. Je l’amène alors à croire qu’il est debout à ma place et que sa personne ne fait qu’un avec la mienne ; ainsi, dès que j’éprouverai une sensation, il faudra qu’il l’éprouve à son tour et en indique aussitôt l’endroit. Une personne présente, M. B…, se place derrière moi et me pique avec une épingle le cou, la tête, les jambes et surtout la main gauche, que je tiens derrière le dos. Sur une douzaine d’expériences de ce genre, P…r ne s’est guère trompé que deux fois, et légèrement. Quand la piqûre se faisait à un doigt de la main, il indiquait avec une certaine exactitude le doigt et même l’articulation où il avait mal ; c’était bien l’endroit où j’avais été piqué. Nul doute, d’ailleurs, qu’il ressentit pour tout de bon la douleur, puisque, dans une des expériences, elle fut assez intense pour le réveiller brusquement. Je priai alors M. B… d’approcher l’épingle des diverses parties de mon dos, comme s’il allait me piquer, mais sans en rien faire. P…r ne se laissa pas toujours prendre à cette manœuvre, mais annonça souvent une douleur alors que je n’avais pas été touché. Nous recommençâmes les expériences, mais en mettant cette fois le sujet devant une porte ouverte, derrière laquelle je me tenais ; nous étions, lui et moi, dans la même chambre, je lui tenais même la main, mais la porte servait de paravent et cachait entièrement, par conséquent, les mouvements de M. B…. Aucune des expériences ne réussit, et il me suffisait de lui serrer imperceptiblement la main, alors qu’on ne me touchait pas, pour qu’il annonçât aussitôt une sensation de piqûre dont il précisait l’endroit. Il nous a d’ailleurs été impossible de déterminer pourquoi il la localisait en un point plutôt