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BERGSON : La simulation inconsciente

livre, la porte en avant de la page, et m’indique, non pas la place réelle de la couverture, mais le plan symétrique de cette couverture par rapport à la page ouverte. Bref, à l’en croire, c’est devant ses yeux que le livre est ouvert, et non devant les miens ; il s’imagine lire, et place naturellement la couverture derrière la page ouverte.

Ce fut pour nous un trait de lumière. Déjà nous avions remarqué que, si nos jeunes gens se trompaient sur le numéro de la page, l’erreur portait moins sur les chiffres mêmes que sur leur ordre : il arrivait souvent à P…r de lire le nombre retourné, de dire 213 pour 312, 75 pour 57, etc. Bref, tout se passait comme si le sujet endormi lisait pour tout de bon, mais lisait dans un miroir, où il eût aperçu les images symétriques des objets réels. En présence de ces observations, il nous parut naturel de supposer que la lecture se faisait sur la cornée du magnétiseur, jouant le rôle de miroir convexe. Sans doute, l’image réfléchie devait être d’une petitesse extrême, étant donné que les chiffres ou lettres à deviner n’avaient guère plus de 3mm de hauteur. En supposant alors à la cornée un rayon de courbure de 7mm,8, un calcul fort simple montre que cette cornée, agissant comme miroir convexe, présentera une image des chiffres et des lettres dont la hauteur sera un peu inférieure à 0mm,1. Toutefois, une pareille hypothèse n’avait rien d’invraisemblable, vu l’hyperesthésie singulière que l’on a pu constater dans l’état d’hypnotisme, et que l’on provoque par suggestion dans bien des cas. Nous recommençâmes donc nos expériences, en ayant soin de regarder d’abord en cachette le numéro de la page, puis de fermer les yeux au moment où nous interrogerions notre sujet. Nous eûmes beau concentrer toute l’énergie de notre attention sur les chiffres pensés : le nombre des réussites, même partielles, devint si insignifiant que l’expérimentateur le plus crédule n’eût pas hésité à les mettre, comme nous, sur le compte du pur hasard. Ainsi, il n’y avait pas trace de suggestion mentale. Nous passâmes à une troisième série d’expériences, ouvrant les yeux cette fois, mais faisant varier l’éclairage de la page ouverte et de la cornée aussi, de manière que l’image fût plus ou moins nette sur la cornée. Nous constatâmes que la lecture se faisait distinctement : 1o lorsque nous tournions à moitié le dos à la lumière, de manière que celle-ci éclairât le plus possible la page du livre sans que la cornée fût pour cela dans l’obscurité ; 2o lorsque l’image se formait sur la partie de la cornée qui fait face à la pupille : cette image, se détachant alors sur un fond noir, acquiert son maximum de netteté. Il ne restait plus, pour s’assurer que la lecture pouvait bien se faire sur la cornée, qu’à vérifier si des chiffres ou lettres dont la hauteur est inférieure ou