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DUNAN.le concept de cause

qui pourrait mettre des bornes à la puissance du génie de l’homme, et limiter l’adaptation faite par lui des forces naturelles à ses vues ou à ses besoins. Dans l’ordre théorique il en est tout autrement. Ici l’objet nous dépasse, et prétendre enfermer soit dans les catégories d’un entendement qui est ce qu’il y a en nous de plus limité, soit surtout dans des formules algébriques, qui n’ont de valeur qu’au regard de la fonction tout abstraite et purement logique de notre pensée, l’infinité réelle qui est dans la nature ou plutôt dans l’esprit de l’homme, c’est une entreprise vaine et qui ne saurait aboutir. Si jamais il nous est donné de pénétrer au sein des choses, ce sera, on peut en être sûr, par une autre voie que la science, et par une autre faculté que l’entendement. C’est pour cela que le déterminisme philosophique ou scientifique — nous voulons dire ce déterminisme qui rattache exclusivement chaque phénomène à un groupe déterminé d’antécédents — rapetissant la nature afin de l’enserrer s’il se pouvait dans les cadres étroits et tout unis de nos catégories, ou, ce qui est pis encore, dans la loi toute formelle de la pure identité, est une doctrine qu’il est permis de trouver pauvre et stérile, et qui même devrait faire horreur à quiconque est tant soit peu pénétré de la présence de l’infini dans la nature et dans l’homme.

De là une grande différence entre la manière dont le savant comprend sa tâche et celle dont le philosophe doit comprendre la sienne. Le savant, lorsqu’il agit en tant que savant, n’a rien autre chose à faire que d’établir des lois. Or la nature, ainsi que nous l’avons dit plus haut, se prête, du moins en général, à l’accomplissement de cette entreprise du savant. Celui-ci peut donc se renfermer strictement dans l’étude du fait particulier qui l’intéresse et fermer les yeux sur tout le reste ; son objet se suffit à lui-même et ne suppose rien en dehors de lui. En même temps, à moins de s’être trompé, il a fait une œuvre définitive que personne après lui ne pourra plus contester : il opère donc en quelque manière dans le domaine de l’absolu. Pour le savant qui veut généraliser et par conséquent faire œuvre de philosophe, ou pour le philosophe lui-même, il en est autrement. Au lieu de s’en tenir à un objet limité ou à un point de vue restreint, le savant philosophe doit s’efforcer de tenir compte de tout, d’embrasser tout, de systématiser tout. Sans doute, même en philosophie, il a bien fallu simplifier au début pour s’orienter, pour pouvoir présenter des solutions dont il resterait à examiner le fort et le faible. Si l’on avait voulu tout dire à la fois pour commencer, il est clair que l’on n’eût rien dit. Mais aujourd’hui il semble que le temps soit venu pour le philosophe de se bien pénétrer de l’infinie complexité des choses, afin de ne point s’exposer à présenter comme définitives