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s’agit d’un insecte. On comprend même qu’un organisme très complexe comme celui de l’homme renferme des parties plus essentielles et tout à fait constitutives, dont l’action sera particulièrement prédominante dans la procréation d’un homme nouveau, et qui donneront lieu à un ensemble de caractères invariables à travers toutes les générations qui se succèdent, constituant par là la permanence au moins relative de ce que l’on appelle l’espèce.

Donc, disons-nous, la théorie de la connexion universelle des phénomènes n’est pas contraire aux faits ; elle n’implique pas la négation de la science : et pourtant il est certain qu’elle contient une conséquence que beaucoup de savants peut-être seraient peu disposés à accepter, à savoir que la science n’a pas le droit de se donner comme l’expression adéquate et totale de la réalité. Dans la réalité, la complexité des causes va jusqu’à l’infini ; la science, sous peine de ne pas être, est contrainte de ramener, d’une façon quelque peu factice, cette complexité à l’unité. Il résulte de là que la science est à la nature à peu près ce que le portrait est à la personne qu’il représente. Dans la figure d’un homme il y a un relief véritable ; dans le portrait il n’y a qu’un plan : dans cette figure, la vue et le toucher distinguent des chairs, des poils, des dents ; dans le portrait, il n’y a que des matières colorées d’une nature toute différente de celles-là. L’un est la fidèle représentation de l’autre, et pourtant quiconque n’aurait jamais vu de physionomies d’hommes autrement qu’en peinture en aurait à coup sûr une idée fort inexacte. De même la connaissance scientifique, quoique représentant la nature très exactement à sa manière, n’en est pourtant qu’une sorte de schème : c’est quelque chose comme une projection de la réalité avec son relief et sa profondeur sur le plan uniforme de la pensée abstraite. Faut-il s’en étonner ? Faut-il s’en plaindre ? Nullement ; reconnaissons seulement cette vérité, dont nous devions bien nous douter un peu, que l’esprit de l’homme, au moins quant à sa pensée discursive et consciente, n’est pas adéquat à la nature, et que la science, produit du génie humain au même titre que l’art, est en un sens aussi subjective, aussi relative, aussi humaine en un mot que l’art lui-même.

Notre siècle a poussé jusqu’à l’idolâtrie l’amour de la science. C’est là une erreur et une illusion qu’expliquent assez les triomphes de toutes sortes que la science a de nos jours remportés sur la nature, mais que la réflexion doit guérir. La véritable valeur de la science est surtout une valeur pratique. Tant qu’il ne s’agit que de résultats positifs à obtenir, nous ne sortons pas de l’ordre purement subjectif et représentatif ; le but à atteindre et les moyens dont nous disposons pour y parvenir sont sur le même plan : on ne voit donc pas ce