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DUNAN.le concept de cause

seconde forme que nous venons d’indiquer, et laissant de côté complètement le point de vue propre de la causalité, à discuter intrinsèquement et pour elles-mêmes la conception kantienne du temps et de l’espace à laquelle correspond la théorie de l’antécédent inconditionnel, et la conception opposée que nous avons cru devoir adopter, et à laquelle correspond la théorie de la dépendance universelle des phénomènes entre eux. Nous ne le ferons pas, parce que nous l’avons fait ailleurs[1]. Qu’on nous permette seulement de résumer en quelques mots notre discussion à ce sujet.

Kant, on le sait, pose en principe que l’expérience étant impuissante à nous révéler l’universalité et la nécessité de quoi que ce soit, nous ne pouvons jamais considérer aucun des caractères appartenant aux phénomènes comme nécessaire et universel, à moins qu’il n’y ait là pour nous une condition formelle et a priori de l’expérience même. Cela posé, Kant, considérant que les phénomènes sont tous donnés nécessairement dans le temps et dans l’espace, sous peine de cesser d’être pour nous des objets d’expérience possible, en conclut que le temps et l’espace sont des formes que leur impose a priori notre sensibilité, ce qui implique évidemment l’antériorité logique du temps et de l’espace par rapport aux phénomènes. Mais, pour que ce raisonnement fût pleinement concluant, il faudrait qu’il fût établi que les caractères de l’étendue et de la durée que doivent posséder effectivement tous les phénomènes, n’ont pas leur principe dans un processus de l’esprit logiquement antérieur et plus fondamental, lequel seul serait vraiment la forme a priori de notre sensibilité, tandis que la durée et l’étendue seraient des caractères nécessairement inhérents sans doute à tout phénomène, mais pourtant dérivés. Or nous sommes convaincu pour notre part que ce processus existe, et nous nous sommes efforcé même de le dégager. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas songer à rouvrir pour le moment une discussion pareille. Notons seulement deux petits points qui ne peuvent guère échapper à la sagacité même la moins attentive : c’est que d’abord concevoir le temps et l’espace comme logiquement antérieurs aux phénomènes, c’est être bien près d’en faire des absolus, de sorte que Kant n’était peut-être pas aussi éloigné à cet égard de Démocrite et d’Épicure qu’il le supposait lui-même, et ensuite qu’il est bien difficile de comprendre comment le temps et l’espace, n’ayant point d’existence effective indépendamment des phénomènes, peuvent ne participer en rien à la nature phénoménale et conserver, comme le veut Kant, une essence vide et indéterminée, alors que des phénomènes sont le concret et la vie même.

  1. Essai sur les formes a priori de la sensibilité. Alcan, 1884.