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DUNAN.le concept de cause

cile de voir que ce qui, dans cette théorie, rend inexplicable l’action des phénomènes les uns sur les autres, c’est le caractère d’homogénéité absolue et même d’indétermination totale qu’on y attribue au temps et à l’espace. Niera-t-on que la théorie de l’antécédent inconditionnel implique cette conception du temps et de l’espace comme absolument indéterminés ? Mais il est évident que l’on n’est pas en droit de le faire, puisque l’antécédent inconditionnel d’un phénomène c’est, par définition même, un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes pour produire ce phénomène, et qui par conséquent le produiront partout et toujours, c’est-à-dire indépendamment du temps et de l’espace ; d’où il résulte que le temps et l’espace sont totalement indéterminés, au moins quant à l’action causale.

Cela même est si vrai que M. Taine, voulant prouver que le même groupe d’antécédents qui une fois déjà a donné lieu à tel conséquent, y donnera lieu nécessairement toutes les fois que lui-même se retrouvera constitué, fonde précisément sa démonstration sur ce que « l’espace pris en lui-même, du moins l’espace tel que nous le concevons, est absolument uniforme, et la durée prise en elle-même, ou du moins la durée telle que nous la concevons, est absolument uniforme ; d’où il suit que chaque élément de l’espace est rigoureusement substituable aux autres, et chaque élément de la durée est rigoureusement substituable aux autres[1] ». D’après M. Taine, comme du reste d’après tous les partisans de l’antécédent inconditionnel, c’est l’homogénéité parfaite du temps et de l’espace qui fonde la légitimité de notre attente des mêmes conséquents à la suite des mêmes antécédents. La connexion absolue de ces deux points de la théorie n’est donc pas une chose qui puisse être contestée.

Nous avons ajouté que là est le vice radical de la théorie de l’antécédent inconditionnel, et que c’est cette homogénéité absolue du temps et de l’espace qui rend l’action causale inintelligible et la détermination des conséquents par les antécédents impossible. Et en effet comment ne pas voir que comprendre ainsi le temps et l’espace c’est en faire des principes de multiplicité absolue excluant toute synthèse et toute unité, de sorte que les phénomènes sont condamnés à s’y diluer et à s’y dissoudre en quelque sorte ? Comment ne pas voir qu’un phénomène ainsi désagrégé et réduit à l’état de poussière infinitésimale perd toute consistance, toute individualité même, et par conséquent tout pouvoir de déterminer un autre phénomène ? Donc, on peut dès maintenant se rendre compte que, si

  1. De l’Intelligence, t.  II, p. 456 et 457.