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cisme-là n’est-il pas un dogmatisme beaucoup plus tranchant que celui qu’il prétend exclure ? Ainsi il faut admettre, au moins à titre de possibilité, l’existence de rapports de dépendance entre les phénomènes, sous cette réserve expresse que nous ne pouvons nous faire de ces rapports aucune idée déterminée, et, si nous l’admet-tons à titre de possibilité, nous ne pouvons pas refuser de l’admettre à titre de réalité, puisque l’existence de ces rapports nous fournit une explication, et la seule qui soit possible, du retour constant des mêmes conséquents à la suite des mêmes antécédents.

Mais ce passage du subjectif à l’objectif que nous ne pouvons pas opérer d’une manière absolument décisive par l’analyse des concepts, la philosophie transcendantale l’opère en se plaçant à un point de vue diffèrent, celui des conditions que le monde phénoménal doit remplir pour pouvoir devenir un objet pour nous. C’est donc à Kant que nous devons demander et que nous demanderons la démonstration définitive de l’existence de certains rapports de dépendance entre les phénomènes. Cette démonstration bien connue[1] peut se résumer dans les termes suivants : Toutes nos perceptions nous sont naturellement données en succession les unes par rapport aux autres, quels que soient leurs objets, permanents ou successifs. Par exemple, si je considère une maison, je suis obligé d’en examiner les différentes parties les unes après les autres, tout de même que, si je regarde un bateau descendre le courant d’une rivière, je vois successivement les différentes positions qu’il occupe, d’abord en amont d’un point donné, puis en aval. D’où vient donc la différence qui existe entre ces deux sortes de perceptions, et comment se fait-il que les différentes positions du bateau sur la rivière ne m’apparaissent occupées par lui que successivement, alors que je juge que toutes les parties de la maison existent en simultanéité ? C’est que mes perceptions de la maison peuvent se faire sans aucun ordre, puisque je puis porter mes regards à volonté du faîte aux fondements ou des fondements au faîte, tandis que mes perceptions du bateau se suivent d’après un ordre régulier, puisque je le vois toujours de plus en plus bas en suivant le fil de l’eau, sans pouvoir jamais l’apercevoir en amont du point où je l’apercevais tout à l’heure. Cet ordre régulier de mes perceptions que je constate dans ce second cas, et que je ne constatais pas dans le premier, implique une nécessité objective dans le déroulement successif des phénomènes eux-mêmes, et cette nécessité est un caractère inhérent à tout ce qui arrive, à tout ce qui devient, à tout ce qui commence à être. Il est donc certain que les

  1. 2e Analogie, tome I, p. 249.