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GUARDIA.philosophes espagnols

penser et d’écrire que sous l’œil vigilant de l’Inquisition, dont les jésuites se firent les auxiliaires. On sait qu’ils finirent par supplanter les dominicains comme qualificateurs du saint-office, et que ce formidable tribunal ne rencontra plus d’obstacle à la persécution au nom de la foi, quand il eut osé porter la main sur l’archevêque de Tolède, primat des Espagnes. Aussi peut-on dire que la décadence date de Philippe II, ce monarque ténébreux, opiniâtre et bigot, qui faisait rôtir ses sujets suspects d’hérésie, et ne pouvait obtenir la suppression des jeux sanglants du cirque, même avec l’appui de Pie V, ce pape autoritaire et inflexible.

L’Espagne, convertie en lazaret, fut isolée du reste de l’Europe et ouverte seulement du côté de l’Amérique, où les aventuriers allaient chercher fortune et d’où les galions rapportaient périodiquement l’or qui appauvrissait la nation et enrichissait les Génois, successeurs des Juifs et non moins avides. De ce côté-là ne pouvait venir la lumière, et comme il s’agissait avant tout d’arrêter l’hérésie aux frontières, l’Espagne se vit condamnée à l’obscurantisme. Intellectuellement, elle vécut de ce qu’on savait sous Charles V ; de sorte que, lorsque s’éteignit la forte génération du xvie siècle, la vie intellectuelle se réduisit à un faible crépuscule, et la dégradation de l’esprit suivit les progrès rapides de la décadence nationale. L’Espagne mit moins d’un siècle à descendre au dernier rang des nations.

Le grand mérite de Feijóo, qui passa presque toute sa vie dans la cellule d’un monastère, fut de comprendre que, pour réveiller ce peuple endormi dans l’ignorance d’une dévotion fanatique et l’arracher à sa torpeur, il fallait lui rappeler ses anciennes gloires et lui restituer un passé dont le souvenir même était effacé. Il fut donc, encore une fois, initiateur et restaurateur. En montrant à l’Espagne tout ce qu’avaient fait les autres nations pendant sa léthargie séculaire, il eut soin de mettre sous ses yeux ce qu’elle avait fait elle-même lorsqu’elle vivait de la vie normale et commune. Cette idée d’un relèvement sans humiliation annonce autre chose qu’un curieux érudit. Non moins que la science, ce savant homme aimait son pays, et à ce titre il doit être considéré comme un bienfaiteur. Comme il lisait beaucoup et recherchait les vieux livres, il fit de nombreuses découvertes dans le passé. C’est lui qui remit la main sur l’ouvrage à peu près oublié du médecin philosophe Huarte, plus connu à l’étranger qu’en Espagne où l’on trouvait à peine quelques exemplaires de cet Examen des esprits, traduit dans la plupart des langues de l’Europe, plusieurs fois en latin, et en allemand par Lessing vers la fin du xviiie siècle. Le docte bénédictin fut épouvanté de la doctrine peu orthodoxe d’un homme sans préjugés qui