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DUNAN.le concept de cause

immédiatement, c’est-à-dire à l’homme lui-même et au cheval lui-même. Au surplus, rien n’est plus naturel que cette attribution, et nous ajouterons rien n’est plus légitime, puisque, quand on veut faire traîner une voiture, ce n’est pas une force qu’on y attelle, c’est un cheval. Le sens commun a donc pleinement raison à son point de vue qui est celui de la vie pratique. Mais le point de vue de la vie pratique ne peut pas être toujours celui de la philosophie et de la science, et l’on comprend sans peine que, dans le cas particulier qui nous occupe, la philosophie et la science auraient tort d’attribuer une valeur absolue aux manières de voir et de parler du sens commun.

On peut cependant rapprocher de l’opinion du sens commun celle de certains philosophes suivant lesquels les qualités multiples que les sens nous révèlent dans les corps ne seraient autre chose que des manifestations différentes d’un principe subsistant en soi, permanent, identique, absolu, que l’on désigne sous le nom général de substratum ou substance : et, ce qu’ont en vue les philosophes en question quand ils parlent de substances, ce n’est pas seulement cette partie permanente des choses de l’ordre phénoménal que Kant y a reconnue et affirmée comme condition des changements qui s’y produisent, et à laquelle il a donné également le nom de substance, ce sont des êtres véritables ayant une existence proprement absolue, inaccessibles à notre expérience, doués de vie pourtant et d’activité, et possédant une puissance efficace pour produire des changements, soit en eux-mêmes, soit les uns dans les autres. Dès lors, pour ces philosophes, la question de la causalité ne saurait présenter aucune difficulté : la causalité, suivant eux, c’est simplement l’activité des substances, et c’est à cette activité qu’il convient de rapporter la production de tous les phénomènes.

Cette théorie, avons-nous dit, est à rapprocher de l’opinion du sens commun, parce que, comme cette dernière, elle tend à rechercher en dehors des phénomènes eux-mêmes le principe de détermination duquel les phénomènes procèdent ; et cependant il paraît facile d’en fournir une réfutation décisive rien qu’en s’appuyant sur les plus simples données du sens commun. Une fois admise, en effet, cette vérité évidente que les vraies causes des phénomènes ce ne sont pas les corps eux-mêmes considérés in concreto, et que, par exemple, la vraie cause de la traction d’une voiture c’est, non pas précisément le cheval qui y est attelé, mais bien une certaine quantité de force musculaire emmagasinée dans le corps de cet animal, il devient manifeste aux yeux du sens commun le plus vulgaire, que la force musculaire en question étant constituée et entretenue par la respi-