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construction de cette maison, c’est Pierre qui l’a bâtie, que la cause du mouvement de cette voiture, c’est le cheval qui la traîne, et ainsi de suite.

Toutefois, à la réflexion, cette solution si simple du sens commun au sujet de la nature des causes doit paraître suspecte. Il en résulterait en effet que tel événement déterminé pourrait provenir de l’action d’une multiplicité indéfinie de causes diverses. Ainsi la maison construite par Pierre aurait pu l’être par Paul ; la voiture traînée par ce cheval le serait également bien par un autre cheval, ou même par un mulet ou par un âne. Il y a là certainement une conséquence de nature à effrayer, non pas le sens commun sans doute, mais l’esprit scientifique ; car enfin, si un même effet peut être produit indifféremment par une infinité de causes, il semble naturel d’admettre qu’une même cause puisse produire indifféremment une multitude infinie d’effets ; et alors que devient la science[1] ?

De reste il est facile de comprendre que les expressions que nous venons de rapporter ne peuvent pas être prises au pied de la lettre, et que le sens commun, lorsqu’il les profère, use, sans s’en douter, de ce genre de métonymie qui consiste à prendre le tout pour la partie. Ce qui a construit la maison, ce n’est pas tout l’homme qu’on appelle Pierre : la pensée, par exemple — car nous n’envisageons ici que l’acte matériel de la construction — n’y a aucune part : une multitude même de phénomènes et de fonctions organiques n’y ont eu qu’une part indirecte et plus ou moins éloignée. L’agent véritable et immédiat a été une certaine quantité de force musculaire que possédait Pierre, et que Paul du reste possédait aussi bien que lui, ce qui le rendait également capable d’accomplir l’œuvre en question. Il en est de même pour la traction de la voiture, qu’il faut attribuer, non pas au cheval lui-même, ni au mulet, mais à la force musculaire emmagasinée dans le corps de ces animaux. Seulement, comme pour arriver à cette détermination précise de la vraie cause un peu d’analyse est nécessaire, et que la plupart des hommes en sont incapables, ou ne s’en mettent pas en peine, tout le monde coupe au plus court et attribue sans hésiter l’action causale à ce qui apparaît

  1. Stuart Mill dit pourtant « qu’il y a souvent pour un même phénomène plusieurs modes de production indépendants ». (Logique, trad. Peisse, t.  I, p. 485.) Mais ce dissentiment de Stuart Mill avec la totalité des philosophes et des savants est plus apparent que réel ; car il dit lui-même plus loin (p. 491), que si plusieurs antécédents produisent un même conséquent, c’est que souvent ces antécédents ont une circonstance commune qui est la cause véritable ; et, s’il ne dit pas toujours, c’est que, dans le passage que nous rappelons, il est placé au point de vue de la méthode expérimentale, et par conséquent obligé de ne tenir compte que des antécédents déterminables par l’expérience.