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pas en accepter certaines autres. Je ne pense pas qu’il faille en conclure à l’indéterminisme de la croyance ; pour moi, l’obligation est une forme du déterminisme ; c’est la pression exercée par la tendance de l’organisme et de l’esprit à la systématisation, si l’on veut, par la finalité immanente à tout organisme vivant. Eh bien, il me semble impossible que, dans le domaine de l’intelligence, comme dans le domaine de l’activité, cette obligation puisse disparaître. Certainement, certaines formes concrètes de l’obligation peuvent disparaître ; il se peut que je me sois cru autrefois obligé logiquement à croire à de certaines choses, et que je n’y croie plus à présent ; seulement cette obligation a été remplacée par celle de croire autre chose sur le même sujet, à savoir que ma croyance d’alors n’était pas aussi certaine que je le croyais. Nous trouvons toujours ici, comme tout à l’heure, une disposition fondamentale sans laquelle l’esprit ni le corps ne pourraient exister. L’état de scepticisme absolu auquel aboutirait la suppression de toute obligation intellectuelle ne peut pas même se concevoir. Il s’agirait ici d’un scepticisme dans lequel toute association d’idées serait détruite ; une proposition quelconque ne pourrait même s’y produire ; bien plus, aucune représentation, aucune image ne pourrait être admise, car une image, comme telle, suppose un raisonnement, une conclusion, toute une logique. Un tel état serait à la lettre la mort de l’esprit. La logique est un de ces procédés vitaux essentiels de l’esprit humain, une catégorie, si l’on veut, une condition de toute expérience et de toute pensée, et l’on ne peut la supprimer.

De même, on ne peut pas supprimer le devoir. En résumant tout ce qui a été dit dans ce chapitre, nous voyons que l’obligation est la manifestation de la tendance organisatrice de l’esprit qui repose elle-même sur le fait de la coordination des parties de l’organisme. Il s’agit ici d’un fait primordial qui est la condition de toute vie et de tout esprit. Cette coordination tend à s’effectuer, c’est-à-dire qu’elle n’est pas complète ; la force avec laquelle elle s’impose à nous, et la pression mentale que nous éprouvons constituent l’obligation et le devoir, quand cette systématisation correspond à des tendances fondamentales dans l’organisme et à des conditions d’existence permanentes dans le milieu. Ce phénomène d’obligation est permanent et sera durable tant que l’homme restera à peu près dans les conditions où nous le voyons aujourd’hui. Il ne peut disparaître que par la coordination complète qui mène à l’automatisme, ou par la décoordination complète qui supprimerait la vie elle-même. L’obligation morale peut donc en ce sens et comme phénomène psychologique se ramener aux lois de la vie consciente.

Fr. Paulhan.