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tent avec un respect voisin de la dévotion ; tandis que les commentateurs espagnols, prenant avantage du climat et de la race, sont des interprètes à la fois plus fidèles et plus émancipés qui connaissent le fort et le faible des maîtres qu’ils expliquent avec un savoir prodigieux et pratique. On voit bien qu’ils savent autre chose que le grec, le latin et l’arabe, et qu’en étudiant, ils ont appris à observer, à penser par eux-mêmes, moins préoccupés de la forme, comme disaient les scolastiques, que de la matière et de la substance.

Les grandes universités d’Espagne suivaient l’impulsion imprimée aux études par le cardinal Ximénès de Cisneros, ce cordelier de génie qui confia la publication de la première bible polyglotte, dite d’Alcala, à des savants de toute provenance, qui possédaient parfaitement l’hébreu, le syriaque, le grec, et qui furent les promoteurs de cette érudition orientale dont l’Europe savante admira l’étendue et la profondeur dans la personne du plus illustre des orientalistes espagnols, le candide et bon Arias Montano, qui dirigea l’édition de la seconde bible polyglotte, imprimée chez Plantin à Anvers.

Le mouvement des esprits semblait proportionné à l’immensité de cet empire, plus vaste que l’empire romain. Le génie espagnol, véhément et inquiet, se répandait avec un élan prodigieux sur l’ancien et le nouveau monde. Ce dernier lui ouvrait les trésors d’une nature inconnue, dont il fallait dresser l’inventaire. Les médecins et les naturalistes s’élancèrent à la suite des aventuriers qui firent la conquête de l’Amérique, et enrichirent la science de mille découvertes ; tandis que les hommes d’étude s’instruisaient en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, et rapportaient chez eux les connaissances puisées dans les plus renommées des universités étrangères. Beaucoup de savants espagnols avaient passé par Bologne, Louvain, Oxford, Paris et Montpellier ; et ce système d’études internationales explique l’état florissant des grands centres d’instruction : Salamanque, Alcala, Valence, Valladolid, illustrés par une élite de maîtres incomparables. Toutes ces hautes écoles rivalisaient d’émulation, et la rivalité même des principaux ordres religieux tournait au profit des lumières.

Jamais nation ne fut plus favorisée par un heureux concours de circonstances : l’Orient, l’Occident, le nouvel hémisphère semblaient concourir à la grandeur, à la prospérité, à l’illustration de l’Espagne. L’âge d’or du génie espagnol eût sans doute égalé et peut-être surpassé en éclat les plus brillants des siècles littéraires, sans l’intolérance religieuse qui arrêta brutalement l’élan des esprits. Après les exécutions mémorables de Séville et de Valladolid, où périrent dans les flammes les chefs de la Réformation, il ne fut plus permis de