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PAULHAN.le devoir et la science morale

moral et du devoir ces facteurs personnels, ces tendances fondamentales qui constituent la personnalité de chacun de nous et que nous avons vus à l’œuvre pour la formation de cette idée d’obligation qui s’applique à des actes si divers. Au reste, ce n’est pas seulement d’une personne à l’autre que les idées varient, et l’on peut observer chez un même sujet bien des variations analogues. Tel homme s’impose comme père de famille des devoirs qu’il repousserait comme chrétien, si le père et le chrétien se rencontraient en lui, au lieu de se produire alternativement. C’est que, bien que la systématisation soit réelle dans l’homme, comme dans tout organisme, elle est bien imparfaite cependant. On en trouve une autre preuve dans l’adoption théorique presque générale de la morale chrétienne par les hommes qui ont cependant abandonné le dogme religieux, et même la philosophie spiritualiste. Les inconséquences de ceux qui ont abandonné toute religion ne sont pas moins fréquentes que regrettables. On est même allé jusqu’à dire que tous les honnêtes gens devaient s’entendre sur la morale pratique. Mais qui sont les honnêtes gens ? Ceux qui s’entendent ? Alors on a une tautologie. Veut-on dire que le devoir est le même quelle que soit l’opinion que l’on se fasse sur la nature du monde ? Il n’y a pas d’erreur plus considérable. S’il était prouvé que le monde est mauvais, le suicide serait un devoir, ou du moins l’abstention du mariage. S’il était prouvé que nous sommes gouvernés par un Dieu bon qui nous a donné le précepte : « Croissez et multipliez », avoir des enfants serait un devoir. Il n’y a pas de morale indépendante, et toute morale implique une solution avouée ou non de problèmes qui sont peut-être insolubles.

Il est bien évident d’ailleurs, que si l’homme éprouve ce sentiment de l’obligation et s’il se fait une idée du devoir, c’est parce qu’il offre une certaine systématisation et que cette systématisation est incomplète. Quand la coordination des actes s’effectue mécaniquement, comme dans les réflexes simples et composés, nous ne nous sentons nullement obligés et nous ne nous attribuons pas un devoir. L’obligation suppose que l’organisation complète rencontre des obstacles, en même temps qu’elle suppose cette organisation commencée. D’un côté, en effet, nous ne ressentons jamais d’obligation, cela est trop évident, sans avoir en nous au moins le germe des sentiments et des idées nécessaires pour accomplir les actes que nous regardons comme obligatoires. Si ces sentiments et ces idées ne se produisent pas, l’obligation ne se produira pas non plus. Un idiot qui n’a ni l’idée, ni l’amour de la science ne se sentira nullement obligé à la servir. D’autre part, si l’organisation est complète et parfaite, les actes