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accompli par devoir. Darwin a raconté le fait suivant qui est caractéristique : « Le Dr Landor qui faisait fonction de magistrat dans une des provinces de l’Australie occidentale raconte qu’un indigène employé dans sa ferme vint à perdre une de ses femmes par suite de maladie ; il alla trouver le Dr Landor et lui dit qu’il partait en voyage ; il allait visiter une tribu éloignée dans le but de tuer une femme, afin de remplir un devoir sacré envers la femme qu’il avait perdue. Je lui répondis que, s’il commettait cet acte, je le mettrais en prison, et je l’y laisserais toute sa vie. En conséquence, il resta dans la ferme pendant quelques mois, mais il dépérissait chaque jour et se plaignait de ne pouvoir ni dormir, ni manger. L’esprit de sa femme le hantait perpétuellement, parce qu’il n’avait pas pris une vie en échange de la sienne. Je restai inexorable et tachai de lui faire comprendre que nul ne pourrait le sauver s’il commettait un meurtre. Néanmoins l’homme disparut pendant plus d’une année et revint en parfaite santé. Sa seconde femme raconta alors au Dr Landor qu’il s’était rendu dans une autre tribu et qu’il avait assassiné une femme, mais il fut impossible de le punir, car on ne put établir légalement la preuve de cet assassinat[1]. » On pourrait citer un assez grand nombre de faits semblables ou analogues. Cependant, il semble bien que, si l’idée du devoir ne devient pas plus forte, elle devient plus nette et plus définie à mesure que les théories elles-mêmes se systématisent, se coordonnent, sont mieux comprises et soumises à une critique plus sévère, à condition bien entendu que cette critique ne les renverse pas.

On peut remarquer, d’ailleurs, sans beaucoup voyager et observer de nombreux peuples, que la façon de concevoir le monde et la façon de concevoir la conduite idéale et obligatoire varie beaucoup, même pour des personnes qui sont censées avoir des opinions philosophiques et religieuses communes ; c’est que, en somme, chacun interprète à sa façon les données de la religion ou de la philosophie. Parmi les croyants, les uns se représentent surtout un Dieu bon, les autres un Dieu juste, et, d’ailleurs, les contradictions de la théologie offrent une pâture à tous les goûts. De même pour les enseignements que le fidèle puise dans les livres qu’il considère comme sacrés ; il y prend ce qui s’adapte à son tempérament et à ses goûts, et néglige le reste ou l’interprète et se plaint même de l’étroitesse de vues de ceux qui veulent prendre au pied de la lettre les préceptes auxquels il n’accorde lui-même qu’une valeur purement symbolique. Nous voyons reparaître ici pour la détermination de l’idéal

  1. Darwin, La descendance de l’homme, p. 123.