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PAULHAN.le devoir et la science morale

psychologiques qui sont le plus profondément ancrés, ou que l’on juge tels. Nous avons vu que l’obligation en général et l’attente avec elle étaient amenées par la tendance générale de l’esprit à systématiser, quand cette tendance se manifeste à propos des conditions plus ou moins importantes externes ou internes de notre expérience personnelle. Il est évident que l’obligation paraît d’autant plus forte et d’autant mieux fondée que l’acte considéré comme obligatoire se rattache logiquement à une condition d’existence plus fondamentale ou à une tendance psycho-physiologique plus importante. Aussi l’obligation morale est-elle le phénomène d’obligation le plus caractéristique. Ici, en effet, il s’agit de conditions d’existence qui ne changent guère puisqu’elles sont déterminées par les lois les plus générales du monde ou de la pensée. Aussi les prescriptions que l’on tire de conditions d’existence fondamentales sont-elles applicables à tous les hommes, soit dans leur forme concrète quand il s’agit de morale générale, soit quand il s’agit de morale particulière dans leur forme abstraite qui est la même pour tous, mais que chacun applique différemment selon sa position particulière. Si nous considérons par exemple la morale chrétienne telle qu’elle est acceptée actuellement par la plupart de ses partisans, nous y trouvons des préceptes généraux dont l’application est obligatoire pour tout le monde, comme celui-ci : « Tu ne déroberas point », et d’autres qui peuvent varier d’un individu à l’autre, tout en pouvant s’exprimer par la même formule abstraite, ou bien les principes particuliers se rattachent aux principes généraux et forment un corps de règles de conduite adapté aux idées générales fournies par la philosophie ou la religion.

Il résulte évidemment de la nature de l’obligation morale, telle que je la comprends, que l’idée que l’on se fait du devoir change avec l’idée que l’on se fait du monde. Et, en effet, il est facile de remarquer que la morale et la philosophie ou la religion ont entre elles certains rapports qui seraient beaucoup plus étroits d’ailleurs si la tendance à la systématisation que nous reconnaissons dans l’homme était beaucoup plus forte qu’elle ne l’est en réalité. Il n’en est pas moins vrai que les actes regardés par les uns comme étant d’une immoralité frappante, sont regardés par d’autres, grâce à des idées différentes sur le monde et sur l’homme, comme des pratiques vertueuses. Il est inutile de rappeler ici les pratiques qui nous paraissent aujourd’hui bizarres et qu’ordonnaient des religions abandonnées maintenant. On peut se convaincre d’ailleurs que le sens de l’obligation est tout aussi fort dans les cas où les actes qui paraissent obligatoires peuvent raisonnablement passer pour moraux et dans les cas où il est réellement impossible d’admettre la moralité réelle « objective » de l’acte