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raux, par exemple l’acte d’un assassin qui, pour préserver ses complices, calomniera un innocent ou commettra un meurtre ; on pourra dire qu’il est moralement obligé envers ses compagnons à agir ainsi : de même on peut reconnaître de la logique dans des théories complètement erronées ; mais si, quittant le point de vue étroit de la bande de voleurs ou de la théorie particulière, nous nous plaçons au point de vue de la systématisation générale des phénomènes, le premier fait nous apparaîtra comme un crime, le second comme une erreur. Et le crime sera d’autant plus grand et l’erreur plus considérable qu’il y aura plus de logique dans l’une et plus de moralité relative dans l’autre, car l’une et l’autre étant conçues comme un mal, au point de vue général où nous nous plaçons, toutes les qualités qui constituent leur excellence propre, et qui font, si je puis dire, leur valeur esthétique, les rendent d’autant plus contraires à l’idéal moral et logique. Le crime et l’erreur sont le mal, et le mal est d’autant plus considérable que ses formes sont plus parfaites en elles-mêmes.

Nous nous plaçons ici dans l’hypothèse où l’on pourrait déterminer idéalement ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est vrai et ce qui est faux. Nous aurons occasion de revenir plus loin sur ce sujet et d’être peut-être plus sceptique, mais nous devons rester pour le moment dans cette supposition provisoire qui est au moins un idéal et que nous retenons à ce titre, puisque, en somme, c’est dans l’idéal que se font les recherches de la morale.

D’ailleurs, si l’on donne quelquefois la qualification de morales à des actions qui ne paraissent nullement en rapport avec une conception générale du monde, il me semble que presque toujours on donne cette qualification aux actes qui dérivent logiquement d’une conception de cette nature. Il y a un rapport très étroit entre les idées générales que l’on se fait sur la nature de l’homme et du monde, et les principes que l’on veut donner à la conduite. Et nous trouvons toujours ici le même procédé à l’œuvre ; les actions qui apparaissent comme moralement obligatoires sont celles qui apparaissent comme formant un système capable de s’harmoniser, de se fondre dans une unité supérieure avec les lois générales du monde, soit qu’on se représente ces lois comme des rapports abstraits résultant de la nature des choses, soit qu’on les rapporte à une conscience supérieure et qu’on veuille en faire la volonté d’un Dieu. On voit facilement comment ce cas se ramène au précédent (autant qu’un fait peut se ramener à un autre fait). En effet, l’harmonie et la systématisation qu’il s’agit d’accomplir se trouvent indiquées ici par les conditions d’existence les plus permanentes, et par les phénomènes