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GUARDIA.philosophes espagnols

la controverse et de la subtilité que le tribunal du saint-office eut tant de peine à extirper.

Après l’expulsion des Juifs et des Morisques, dont les conséquences sont bien connues, les nouveaux chrétiens — on appelait ainsi les convertis de gré ou de force — étaient mêlés aux anciens, et pour épurer le sang espagnol, il aurait fallu saigner à blanc toute l’Espagne. Sur cent Espagnols, il n’y en a peut-être pas cinq qui ne tiennent à l’Orient par leurs ancêtres. Comment l’Église ne se serait-elle pas ressentie du si long voisinage de la synagogue et de la mosquée ? À l’heure qu’il est, l’Espagne musulmane et juive n’a point disparu sans retour ; on la retrouve dans les types si accentués des habitants, notamment dans les parties les plus importantes du visage, l’œil noir et ardent, le nez aquilin et busqué, sans parler du teint, des cheveux, des extrémités et autres particularités qui rappellent vivement les races fines de l’Orient. C’est au point de vue ethnologique principalement que l’Espagne est pour l’observateur philosophe la première province de l’Afrique.

Alphonse le Savant, qui fit de sa cour une académie incomparable, allait chercher ses conseillers et collaborateurs jusqu’en Égypte, et il ne leur demandait point de profession de foi. Ramon Lull n’écrivait qu’en arabe et en catalan ; il ne savait pas le latin ; son contemporain et prétendu disciple Arnaud de Villeneuve était un médiocre latiniste et un excellent arabisant ; quant à Ramon de Sebunde, médecin comme lui, la forme le préoccupait assez peu, et l’orthodoxie encore moins. Ce théologien philosophe, qui a si admirablement inspiré son traducteur Montaigne, porta dans l’examen des plus hautes questions de la métaphysique l’indépendance de vues que les médecins qui pensent acquièrent facilement par l’étude et l’exercice de leur art. Rien d’étonnant, si l’on veut bien réfléchir qu’ils sont mieux placés pour connaître à fond la nature humaine que les théologiens qui la contemplent avec les yeux de la foi, et que les philosophes purs qui ont coutume de l’isoler de tout ce qu’il est essentiel de savoir pour la bien connaître. Aussi n’est-ce point parmi les sectateurs d’Aristote ou d’Averroës que se trouvent les vrais philosophes de l’Espagne, mais parmi les médecins savants, familiers avec les Grecs et les Arabes, sans être copistes ni imitateurs.

Tel commentateur d’Hippocrate, de Galien, d’Avicenne a toute la valeur d’un auteur original, et brille par cet esprit critique et investigateur qu’avait banni la scolastique, en donnant au principe d’autorité un pouvoir qui n’appartient qu’à la libre recherche. Nos commentateurs des médecins anciens sont classiques, au sens rigoureux du mot ; ils marchent à l’ombre des auteurs qu’ils commen-