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PAULHAN.le devoir et la science morale

pas absolument ici d’une obligation morale, et que nous pouvons juger que, au point de vue de la morale générale, l’action est indifférente. On ne pense même pas en général en ce cas aux lois de la morale, et, si l’on y pense, on est porté à tort d’ailleurs pour ceux qui veulent étendre le plus possible le domaine de la morale, à croire qu’elle n’a rien à voir dans la question. Si, par exemple, nous sommes à la chasse, nous nous sentirons obligés à tirer sur un perdreau qui se lève à portée. Il y a quelque chose qui nous choquerait dans le fait de nous mettre en chasse et de ne pas tirer sur le gibier. Cependant, nous ne considérons pas la chasse et le tir comme des devoirs ; mais, du moment que nous nous sommes mis dans certaines conditions, nous éprouvons une certaine obligation d’agir d’une certaine manière déterminée par ces conditions mêmes et les tendances qu’elles éveillent en nous. Et si, pour une raison ou pour une autre, nous ne voulons pas tirer sur le gibier, nous nous sentirons en quelque sorte obligés à ne plus chasser, et à remplacer, par exemple, cet exercice par une promenade. De même, si nous acceptons un poste quelconque, même insignifiant, nous nous sentons obligés à agir de manière à établir une coordination entre nos actes et les tendances générales qui s’harmonisent avec la position acceptée, ou bien, si ces actes nous répugnent, nous nous sentons obligés à renoncer à ce poste que nous avions accepté.

Je ne veux pas dire que ce sentiment d’obligation se produise toujours et chez tout le monde ; en effet, la tendance à l’organisation n’est pas toujours bien forte ; l’homme n’est pas très près de la perfection, et il lui arrive souvent de n’avoir pas un sentiment bien vif de la logique et de l’harmonie. Il n’en reste pas moins que les causes qui produisent le sentiment de l’obligation sont des causes très générales et inhérentes à tout organisme conscient.

Les considérations qui précèdent me paraissent donner une explication satisfaisante des rapports entre l’attente et le devoir que j’ai exposés dans cette Revue[1]. Il s’agit moins ici de l’obligation que l’on ressent que de celle que l’on impose. Nous considérons ordinairement les personnes et même les choses comme obligées à présenter certaines qualités ; nous disons qu’un homme doit être honnête, et qu’un piano doit être juste ; mais ce rapport de l’idéal au réel est en partie fondé sur ce qu’on attend réellement des personnes et des choses, et si nous apprenons qu’un homme ordinairement violent et emporté a supporté une injure avec une résignation chrétienne, nous

  1. 1er semestre 1883.