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çant, vous avez donc une idée ; et comme c’est de votre sensation que vous parlez, il faut bien que vous ayez l’idée de cette sensation. Pourquoi veut-on que les mots ne s’appliquent aux choses que par l’intermédiaire d’une idée ? Les mots désignent les choses mêmes. Sans doute, quand je parle d’un fait extérieur, il faut bien, pour le décrire, que je me le représente ; mais, quand je parle d’un fait intérieur, ce qui correspond en moi aux phrases que je prononce, c’est mieux que l’idée du fait, c’est le fait même. Je vous dis que je souffre : vous qui m’écoutez, vous avez l’idée de ma sensation ; moi qui parle, j’en ai la réalité. Ces deux mots expriment immédiatement ma souffrance, comme le ferait un gémissement ou un cri.

Il nous est donc impossible, quand nous éprouvons une sensation, de découvrir en nous une idée, une image, une opération intellectuelle quelconque qui aurait justement cette sensation pour objet.

Les sensations sont donc, de leur nature, inconscientes. À la question finale que nous nous étions posée, nous ne pouvons répondre que par la négative et la conclusion de toute cette étude, c’est que la conscience n’existe pas. On peut, si l’on veut, continuer à se servir de ce mot pour désigner la connaissance que nous avons des phénomènes psychiques ; mais il doit être bien entendu que cette connaissance n’est ni complète, ni immédiate, ni infaillible.

Telles sont mes objections à la théorie de la conscience. — J’avoue que cette étude toute négative ne peut satisfaire complètement l’esprit, et qu’il reste encore bien des questions à résoudre. Mais c’est déjà quelque chose d’avoir montré qu’on avait tort de les croire résolues. — Si mon lecteur a eu la patience de suivre jusqu’au bout cette longue réfutation, peut-être aura-t-il aussi trouvé que je me servais parfois d’arguments bien subtils. Mais à qui la faute ? À des subtilités on ne peut répondre que par des subtilités. Pour sortir d’un labyrinthe, on est bien obligé d’en suivre de nouveau tous les détours. — Enfin, on pourra me faire un procès de tendances. Certains philosophes suivent avec inquiétude les progrès de la psychologie de l’inconscient. La conscience était la barrière la plus forte qu’ils eussent a opposer à la théorie de l’évolution, puisque dans la sensation la plus élémentaire, aux débuts même de l’activité psychique, ils pouvaient déjà montrer un acte de connaissance parfait, intégral, absolu. C’est pour cela qu’ils tiennent tant à conserver la conscience mais c’est justement pour cela que je tenais à montrer qu’elle n’existe pas. Tout mon espoir est que cette étude puisse être regardée comme un nouvel appoint, si faible qu’il soit, à la théorie de l’évolution.

Paul Souriau.