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SOURIAU.la conscience de soi

une sensation ? C’est se la représenter, l’imaginer, faire comme si on l’éprouvait. Cela se comprend quand il s’agit d’une sensation passée ou future ; mais s’il s’agit d’une sensation présente, à quoi bon me la représenter ? Et comment le pourrais-je ? Voici un fauteuil devant moi pendant que je le regarde, je puis imaginer une statue, un arbre, un vaisseau, tout ce que je voudrai, hormis ce fauteuil même. De même pour les sensations : pendant que j’en ai une, je pourrai bien en imaginer d’autres ; mais celle que j’ai, précisément parce qu’elle est réelle, ne peut être imaginée. Si l’image était identique à la réalité, elle ne ferait qu’un avec elle. Pour s’en distinguer, il faut qu’elle en diffère ; et alors elle n’en sera plus la représentation. Ainsi donc, quand je voudrai fixer ma pensée sur les sensations que j’éprouve, ou je penserai, sans m’en douter, à autre chose ; ou je ne penserai plus à rien.

Faisons-en l’expérience. Je me pince fortement le bras. Voilà une sensation que j’ai. Maintenant, je cherche à l’observer. À quoi donc s’occupe présentement mon esprit ? D’abord à localiser cette sensation, c’est-à-dire à se représenter l’organe où elle se produit ; puis à la décrire, à la commenter, à l’expliquer. Ce sont là des pensées qui se rapportent bien à ma sensation, mais seulement d’assez loin : la preuve en est dans leur diversité même. Ma sensation étant simple et permanente, si c’était bien à elle que je pensais, je ne devrais avoir qu’une idée ; mais j’en ai plusieurs : c’est donc qu’en réalité je pense à autre chose.

Ne puis-je pourtant réprimer ces digressions de ma pensée ? Je vais faire un effort d’esprit pour chasser toute idée accessoire et ne penser qu’à ce que je ressens ; plus simplement encore, je vais augmenter la pression de mes doigts jusqu’à ce que ma sensation devienne douloureuse, exclusive, absorbante. Maintenant, je suis sûr de ne pas penser à autre chose.

Oui, mais il ne suffit pas, pour penser à une chose, de ne pas penser à une autre ; il faut encore avoir une idée positive, et ce que je crois, c’est que, dans le cas présent, je ne pense plus à rien. À l’instant où ma pensée s’est fixée sur ma sensation, elle s’est confondue avec elle ; je n’ai plus fait que sentir. — Cependant, autre chose est de souffrir, autre chose de penser qu’on souffre. Pourquoi donc ne pourrions-nous faire les deux à la fois ? — Qu’on essaye ; car nous n’avons plus ici à juger qu’une question de fait. Pour moi, quand j’éprouve une souffrance, il m’est absolument impossible d’en avoir en outre l’idée. Je puis bien me dire que je souffre ; mais ce n’est pas là une pensée ; ce ne sont que des mots que je prononce en moi-même. — Mais ces mots ont pour vous un sens ; en les pronon-