Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
GUARDIA.philosophes espagnols

avec un rare bonheur les gloires nationales, non moins ignorées que les vérités scientifiques. Il leur enseignait à la fois à penser et à se souvenir.

Ce plan d’études révèle un grand jugement, s’il est vrai, comme il y a grande apparence, que le progrès consiste à suivre le courant, sans rompre la tradition. Or, la tradition ayant été brisée par un pouvoir ombrageux, qui veillait à la pureté d’une foi uniforme, par les renards de saint Ignace et les limiers de saint Dominique, par la violence et par la ruse, il fallait la renouer, pour l’honneur national, en montrant ce que l’esprit humain devait au génie espagnol dans toutes les branches de l’arbre encyclopédique des connaissances.

Il est de fait que, depuis la Renaissance jusqu’au premier quart du xviie siècle, l’Espagne a produit un si grand nombre de talents en tous genres, et si remarquables, qu’elle ne redoute la comparaison avec aucune des nations les plus éclairées. Malheureusement, depuis qu’il n’y a plus de Pyrénées, pour rappeler un mot connu, l’Espagne a été considérée généralement comme une annexe de la France, et la plupart, car il y a des exceptions, ont continué à regarder la Péninsule avec les yeux des contemporains de Philippe V, le premier roi de la dynastie française. Beaucoup ont pris au pied de la lettre la boutade de Montesquieu : « Les Espagnols n’ont qu’un bon livre, et c’est celui qui fait voir le ridicule de tous les autres. » Il y a dans ce jugement incisif sur Don Quichotte infiniment plus d’esprit que de justesse ; mais en France la justesse ne passe qu’après l’esprit, et Masson de Morvillers, un encyclopédiste, très présomptueux et très ignorant, s’avisa sottement de poser cette question impertinente : « Que doit-on à l’Espagne » ? Ce fut un Italien, l’abbé Denina, qui répondit par un mémoire en français, couronné par l’Académie de Berlin, mémoire bref et substantiel, où les faits se pressent sans développement, comme la matière d’un livre qu’un autre devait écrire ; car c’était aux Espagnols à relever le gant, et il fut relevé par un littérateur de mérite, Pablo Forner, dans une apologie en bonne forme, suivant les traditions du barreau (l’auteur était avocat), déclamation éloquente, dont les notes, très curieuses et très savantes, valent beaucoup mieux que le texte (Madrid, 1786, in-8o).

Quelle que soit la valeur de cette pièce d’éloquence, elle ne se peut comparer aux doctes dissertations de Feijóo, qui procède dans ses érudites recherches avec le jugement et le scepticisme d’un homme familiarisé avec les écrits de P. Bayle. Aussi ne peut-on toucher à l’histoire de l’évolution du génie espagnol, sans avoir sous la main les œuvres du docte bénédictin à côté de ces grands répertoires bibliographiques qui abondent en Espagne et dont les modèles sont les