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SOURIAU.la conscience de soi

avons d’observer nos sentiments actuels les modifie, c’est qu’elle en provoque d’autres, et ceux-là du moins, à ce qu’il semble, pourraient être observés. — Mais poussons plus loin notre analyse, et nous allons voir que le sentiment et la conscience ne sont pas seulement choses très difficiles à accorder, mais encore absolument incompatibles.

Les sentiments sont des phénomènes complexes, dans lesquels on peut distinguer un élément intellectuel et un élément sensible.

L’élément intellectuel consiste dans les pensées qui provoquent le sentiment et l’entretiennent. Ces pensées ont rarement une forme abstraite elles consistent surtout en images. Le sentiment ne réfléchit guère : il ne juge de la vraisemblance des événements que par la force avec laquelle il se les représente ; toute sa logique est dans les lois de l’association mentale. — Or, nous avons vu que la pensée en général et les images en particulier étaient forcément inconscientes il est donc déjà établi que tout ce qu’il y a d’intellectuel dans le sentiment échappera à l’observation. L’effort que nous ferons pour prendre conscience de ces pensées qui se succèdent dans notre esprit n’aura qu’un effet : c’est de leur donner un cours nouveau. Tout à l’heure, par exemple, j’éprouvais un sentiment de contrariété : c’était du bruit qui se faisait dans la chambre voisine, et que je ne pouvais m’empêcher d’écouter ; à ce moment, je pensais à la personne qui faisait ce bruit, je l’accusais d’y mettre de la mauvaise volonté, je me disais que si elle continuait, je ne pourrais jamais me remettre au travail. L’idée me vint, pour ne pas perdre tout à fait mon temps, d’étudier au moins ce sentiment d’irritation. À l’instant, mes pensées changèrent de nature : je me demandai ce que c’est que d’être irrité, si cet agacement était bien raisonnable, etc. Et pendant que je pensais à tout cela, je ne pensais plus à me fâcher. Les images qui tout à l’heure entretenaient ma contrariété en provoquant sans cesse de nouvelles réactions sensibles avaient disparu, et, en même temps, ma colère s’était évanouie. C’est ce qui nous arrive chaque fois que nous voulons étudier un sentiment : nos pensées changent d’objet et de caractère ; aux images que nous concevions succèdent des idées sèches, abstraites, incapables de nous émouvoir ; nous cessons de sentir, nous ne faisons plus que raisonner. Si notre sentiment était peu énergique, il disparaîtra définitivement, la réflexion l’aura tué. S’il est très intense ou si nous avons des raisons permanentes de l’éprouver, il reparaîtra, mais seulement au moment où nous n’y penserons plus.

Reste l’élément purement sensible. Abstraction faite de toutes les pensées qui entrent dans un sentiment, qu’y trouvons-nous encore ?