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SOURIAU.la conscience de soi

compte de la manière dont je percevais, je cesse de percevoir, je ne fais plus que sentir.

Si un fait aussi solide, aussi concret, aussi tangible que la perception échappe à l’observation, à plus forte raison devons-nous être incapables d’observer en nous la conception des images, qui ne sont, pour ainsi dire, que le fantôme de nos perceptions. Quand j’imagine une chose, je puis faire attention à la chose, mais non à l’acte par lequel je l’imagine. — Le plus souvent, les images apparaissent et disparaissent d’elles-mêmes, sans que j’intervienne en rien dans leur succession. Je pensais à une chose ; voici que je pense à une autre : comment cela s’est-il fait ? Je n’en sais rien. Comme le batelier qui se laisse aller à la dérive sur un fleuve, mon esprit, en s’abandonnant au cours de ses pensées, perd jusqu’à la conscience de son propre mouvement : il lui semble qu’il reste immobile et que ce sont les objets mêmes qui passent devant lui. La conception des images n’est même pas accompagnée, le plus souvent, de ces sensations subjectives qui se mêlent presque toujours à nos perceptions : aussi perdons-nous bien plus conscience de nous-mêmes dans la simple rêverie que dans la perception la plus attentive.

On voit que lorsque notre imagination fonctionne spontanément, rien ne peut nous faire prendre conscience du travail qui s’opère en nous Et, si réfléchis que nous soyons, c’est en rêveries de ce genre que nous passons presque toute notre vie intellectuelle. — Quelquefois, il est vrai, nous faisons un effort pour nous représenter un objet donné, ou pour considérer plus attentivement une image. Ne sentons-nous pas cet effort ? Je l’admets ; mais je ne crois pas que ce soit un effort d’esprit.

Voyons, en effet, comment je m’y prends pour évoquer une image. Je me propose, par exemple, d’imaginer l’arc de triomphe de l’Étoile. Je commence par me dire en moi-même : il faut penser à l’arc de triomphe ; puis je prends l’attitude physique de la réflexion, et j’attends. L’image alors se présente à moi ; d’abord assez pâle et confuse, elle prend des teintes plus vives, des contours plus nets, et brusquement, comme une bulle de savon qui éclate, elle disparaît. Voici l’expérience terminée : quelles ont été mes impressions ? Avant de concevoir l’image, je n’ai éprouvé qu’une sensation d’effort physique, accompagnée d’un sentiment d’impatience qui allait devenir pénible quand l’image m’est apparue : pendant que je la concevais, j’ai complètement perdu conscience de moi-même. Où trouve-t-on, dans cette série de faits psychiques, la conscience d’un effort intellectuel ?

Quant à la sensation d’effort que j’éprouve quand je considère très