Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
456
revue philosophique

et c’est pour cela que vous êtes en droit de vous l’attribuer. Vous accommodez votre œil à la vision distincte : aussitôt l’objet vous apparaît ; c’est donc bien vous qui avez provoqué son apparition. Mais il ne s’ensuit nullement que vous ayez conscience de la perception de l’objet. L’acte dont vous prenez connaissance est celui qui prépare la vision, qui la rend possible : ce n’est pas celui qui constitue la vision même. — Peut-être, il est vrai, cet acte n’échappe-t-il à l’observation intérieure que par défaut d’énergie. Ne pourrai-je en prendre conscience en lui donnant plus d’intensité ? Voici un livre sur cette table. Je le considère avec toute l’énergie d’attention dont je suis capable : cette fois, je sens bien que je le regarde. — Même confusion toujours. Ce que vous sentez, c’est l’effort d’accommodation de votre œil ; comme cette sensation accompagne la vision, vous croyez qu’elle en fait partie ; en réalité, elle lui est complètement étrangère, et plutôt nuisible qu’utile. Quant à l’acte même de la vision, il n’a pris ni plus ni moins d’énergie par l’effort que vous avez fait ; ce n’est donc pas sur lui qu’a porté cet effort. Le seul résultat que vous ayez obtenu, c’est de rendre plus distincte l’image de l’objet. Ses contours sont plus nets, son relief est plus accusé, mais vous ne le voyez pas davantage : vous le voyez, purement et simplement : le changement que vous constatez est objectif, non subjectif. Et votre perception, pour être plus instructive, n’en est pas plus consciente qu’auparavant.

Ce que je viens de dire de la vue s’appliquerait tout aussi bien aux autres sens. Toutes les perceptions vraiment objectives sont inconscientes ; si nous croyons pouvoir les observer en elles-mêmes, c’est qu’elles sont accompagnées de sensations subjectives auxquelles nous pouvons faire attention, et dont notre attention même augmente l’intensité.

Cette illusion de l’observation intérieure, qui se méprend ainsi d’objet, vaut, ce me semble, la peine d’être signalée. Elle est surtout remarquable dans l’observation des perceptions tactiles, parce que, de tous nos sens, le toucher est celui qui nous donne le plus de sensations subjectives mêlées à ses perceptions pures. Il en résulte un singulier changement d’apparences. Dans la pratique de la perception, les sensations tactiles me paraissent plus objectives que toute autre ; mais, dès que je les observe en elles-mêmes, elles prennent un caractère subjectif très nettement accusé. Tout à l’heure, pendant que je palpais ce corps, je croyais sentir l’objet en contact avec ma main : maintenant que je fais attention à cette perception, je ne sens plus que ma main en contact avec l’objet. Pour avoir voulu me rendre