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SOURIAU.la conscience de soi

pour un instant le mot dans ce sens, je dirai : oui, le Moi sait parfaitement ce qu’il est ; il connaît immédiatement sa propre essence. Mais il ne s’explique pas davantage son existence. D’où vient que je me dis Moi ? D’où est sortie cette pensée, qui me donne l’être ? Mon existence date de mon premier acte de conscience : je commence d’être à l’instant où je m’aperçois que je suis. Pour mon esprit, tout commence à ce moment. Mais ce ne peut être un commencement absolu. Dire que le Moi se crée lui-même en se pensant, ce serait admettre qu’il est créé, non seulement de rien, mais encore par rien ; et que ce miracle se renouvelle à tous les moments de notre existence. Hypothèse incompréhensible. Nous sommes donc bien forcés d’admettre, antérieurement au Moi conscient, quelque chose qui explique l’apparition simultanée du Moi et de la conscience. Ainsi, même en admettant cette nouvelle manière de concevoir le Moi, nous voyons reparaître, sous une autre forme, toutes les questions que nous nous posions précédemment. Que le Moi qui nous est donné par la conscience soit le mode d’une substance inconnue ou le produit d’une cause également inconnue, dans les deux cas il est pour lui-même incompréhensible. Quelque chose est, qui se dit Moi. Mais quelle est cette chose ? En d’autres termes, que suis-je ? C’est ce que la conscience ne m’apprend pas ; c’est ce que nul ne saura jamais.

II

Pour ce qui est de nos facultés, il est plus évident encore que nous n’en pouvons prendre conscience. Avoir une faculté, c’est être capable de faire une chose ; et comment peut-on en juger, si ce n’est par expérience ? Mes facultés commencent par s’exercer spontanément : l’acte une fois accompli, je me juge capable de l’accomplir une seconde fois, c’est-à-dire que je ne vois pas de raison pour qu’il me soit impossible de le faire ; mais ce n’est là qu’une induction qui peut me tromper, et qui a besoin d’être soumise de temps à autre au contrôle de l’expérimentation. — J’ai franchi, il y a quelque temps, un fossé de deux mètres de large. En serais-je encore capable aujourd’hui ? C’est probable, mais ce n’est pas certain. Je puis me trouver fatigué ; je puis m’être affaibli : il faut que j’en fasse l’essai. On dit bien qu’en pareil cas on consulte ses forces ; mais cela signifie seulement qu’on fait appel à ses souvenirs pour voir si l’on ne s’exagère pas sa vigueur ; ou bien encore qu’on se représente fortement l’action à accomplir, pour en mieux apprécier la difficulté.