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SOURIAU.la conscience de soi

ami ou ennemi, nous connaît et nous juge mieux que nous ne faisons nous-mêmes. De là cette ardente curiosité qui nous porte à nous enquérir de ce que les autres hommes pensent de nous, dût leur témoignage coûter à notre amour-propre. Nous avons beau affecter le dédain de l’opinion : nous ne serons pas moins rassurés par un éloge, inquiétés par une critique ; nous ne prêterons pas moins avidement l’oreille à une conversation où, par hasard, nous aurons entendu prononcer notre nom. Irions-nous ainsi chercher au dehors des renseignements sur notre compte, s’il suffisait, pour savoir ce que nous sommes, de consulter notre conscience ? Notre être est pour lui-même une énigme. On ne peut se regarder longtemps dans un miroir sans éprouver une sorte d’inquiétude. Un être est là devant moi, qui fixe ses yeux sur les miens comme pour y lire ma pensée, et qui ne me laisse pas pénétrer la sienne ; et cet être mystérieux, dont le regard trop attentif me pèse, c’est pourtant moi-même. Ma conscience est comme ce miroir ; elle ne me donne qu’un reflet, qu’une image purement virtuelle de ma personne morale. Elle ne me fait pas davantage pénétrer dans ma nature intime. Elle me présente un personnage que j’appelle Moi, mais qui n’est pas Moi, puisque je cherche encore à le deviner, puisqu’il m’apparaît comme quelque chose d’extérieur. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet. Quand on parle de contemplation intérieure, quand on s’imagine regarder en soi-même, s’observer en dedans, on se laisse abuser par des mots. En réalité, je ne me vois jamais que du dehors. Cette conscience, dont on parle comme d’une faculté à part, n’est, au fond, que mon imagination ; et ce Moi, dont on prétend que j’ai l’intuition immédiate, n’est qu’un produit de mon esprit ; l’acte par lequel je crois prendre connaissance de lui n’est autre chose que l’effort que je fais pour l’imaginer. Ce que je connais, ce n’est pas le Moi sujet, mais le Moi objet. — Il est certain que j’existe, disait Descartes, puisque je pense. Descartes allait trop vite. Le fait d’évidence première, le fait certain, indéniable, ce n’est pas que je pense, c’est que je suis pensé.

Mais cette pensée du Moi, qui l’a conçue, si ce n’est Moi ? Le Moi idéal ne suppose-t-il pas un Moi réel ? Le Moi pensé, un Moi pensant ?

Peut-être. Une théorie idéaliste de la connaissance n’exclut pas la conception réaliste des choses. Après avoir démontré, par exemple, que le monde matériel, tel que je le conçois, est un produit de mon imagination, je puis très bien supposer qu’il y a un monde réel, et même que ce monde ressemble à l’image que je m’en fais. De même, après avoir constaté que le Moi qui m’est donné par la conscience est un objet idéal, j’ai le droit d’affirmer un Moi réel, un Moi sujet,