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scients ? Tous les philosophes ne sont pas d’accord à ce sujet, et pourtant, pour appuyer leurs théories, tous se réclament de cette conscience qu’on nous présente comme infaillible.

De plus, on pourrait demander aux partisans de l’intuition immédiate un peu plus de clarté dans leurs définitions. Ils s’écrient qu’ils voient l’âme distinctement ; et quand nous leur demandons de nous la décrire, ils répondent par quelques mots vagues et abstraits, comme ceux de force, de cause, de substance ; ou bien ils disent que la chose est trop simple pour être définie. Le seul moyen de savoir s’ils aperçoivent véritablement quelque chose dans le moi, c’est d’y regarder nous-mêmes.

En ce moment, je suis assis devant ma table de travail, occupé à m’observer en dedans. Mais j’ai beau faire, je ne puis ramener à moi mon attention. Ce sont les bruits de la rue qui viennent me distraire, une charrette qui passe, des enfants qui jouent avec un chien. — Essayons de nous mieux isoler. Je m’enfonce dans un fauteuil, je me bouche les oreilles, je ferme les yeux. Me voici à l’abri des impressions extérieures ; et de nouveau je fais un effort pour rentrer, comme on dit, en moi-même. Immédiatement, le cours de ma pensée se ralentit, et, à vrai dire, je ne pense plus à rien. « Moi… Moi… Je suis… Je suis moi ! » Je me répète ces mots à moi-même, machinalement, et sans leur donner aucun sens. Plus j’essaye d’y réfléchir, moins je les comprends. — Au bout de quelque temps, fatigué de regarder ainsi dans le vide, je recommence à penser. Alors, ce sont de vagues rêveries, des scènes de mon enfance qui se représentent à mon esprit ; je pense à ce que j’étais autrefois, à ce que je suis devenu ; je me rappelle quelques jugements que j’ai entendu porter sur mon caractère ; j’arrive ainsi, tant bien que mal, à ébaucher mon propre portrait. — Et voilà ce que l’on appelle prendre conscience de soi ! Nous pouvons varier cette expérience de mille manières.

Nous pouvons nous promener de long en large dans notre chambre, ce qui facilite, comme chacun sait, le travail de la réflexion ; nous pouvons nous prendre la tête à deux mains et froncer les sourcils comme lorsqu’on fait un grand effort d’esprit : peine inutile. Jamais notre moi ne se présentera à nous comme un objet d’intuition. On nous donne d’excellentes raisons pour prouver que le moi devrait connaître parfaitement sa propre essence. C’est bien possible. Mais ce que j’affirme, c’est qu’en fait il ne la connaît pas. La force qui crée nos idées et les porte dans la conscience reste inconsciente elle-même. Pour savoir ce que nous sommes et ce que nous valons, pour connaître nos facultés, nos aptitudes, nos aspirations véritables, nous en sommes réduits à des conjectures ; et bien souvent il arrive qu’un étranger,