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FÉRÉ.impuissance et pessimisme

ne voyons-nous pas que dans toutes les espèces animales les sujets ainsi constitués disparaissent parce qu’ils sont incapables de soutenir la lutte pour l’existence ? Sauf des cas accidentels, on peut dire que succomber dans cette lutte est un signe de déchéance. Mais le bonheur est possible pour ceux dont le développement psychique et somatique s’est effectué de telle sorte qu’il y ait équilibre entre les désirs et les moyens de les satisfaire.

En somme le malheur est le lot des individus dont l’organisme est en déficit, tandis que le bonheur est le partage des individus bien développés et bien entretenus.

On peut dire que le bonheur individuel et le bonheur collectif se résument dans l’accumulation de la force. L’évolution progressive aboutit à multiplier la production ou, plus exactement, à augmenter le dégagement de la force, en quantité invariable dans l’univers, au profit de l’humanité. Ce dégagement progressif a pour résultat l’augmentation du bien-être général et une tendance au nivellement des conditions sociales. Toute tendance individuelle ou collective à cette accumulation constitue une vertu ; toute tendance à la destruction constitue un vice ; or, si toute accumulation de force constitue une satisfaction, un bonheur, si toute perte produit une peine ou le malheur, il en découle que bonheur et vertu, vice et malheur sont indissolublement liés. Il semble donc que se plaindre de tout revienne à convenir que l’on n’est bon à rien ; c’est du reste ce qu’affirment les seuls pessimistes sincères, ceux qui se tuent. Le péjorisme a surtout cours parmi les improductifs de tout ordre.

Le pessimisme est un déchet de l’évolution psychique, comme le crime et la folie. Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’aboutissant au « renoncement du vouloir vivre » il produit en fin de compte le même résultat que les dégénérescences organiques, la stérilité.

Il ne serait pas difficile d’établir historiquement que le pessimisme a subi des recrudescences à toutes les périodes de décadence sociale ; et, comme le crime et la folie, il prend un nouvel essor à chaque époque de détresse publique. Il faut chercher sa cause dans la misère physiologique qui peut résulter soit d’une dégénérescence héréditaire ou connée, soit d’une déchéance liée aux progrès de l’âge, soit d’un état morbide accidentel, etc.

Ce n’est pas avec des arguments qu’on peut combattre le pessimisme, mais bien plutôt par la divulgation des bonnes conditions de l’hygiène physique et morale, et de l’économie privée et publique.

Ch. Féré.