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conclusion plutôt idéaliste ; mais il craint que l’unité de l’âme ne soit compromise[1], et il se plaint avec raison d’hésitations et d’obscurités, qui justifient du moins l’embarras des commentateurs. Cet embarras autorise aussi toutes les tentatives d’explication, et celle de M. Wallace me paraît réunir ce qu’il y a de meilleur dans toutes celles que l’on avait déjà proposées.

« L’intellect agent, dit-il en résumé, n’est pas l’intelligence de Dieu, puisque, suivant les déclarations expresses d’Aristote, c’est dans l’âme humaine qu’il se distingue de l’intellect passif. Mais si la raison créatrice est l’acte de l’esprit qui, pour chacun de nous, transforme un monde de phénomènes en un monde d’objets réels, qui rend ce qui est purement sensible capable d’entrer dans une expérience rationnelle, si elle est précisément la condition de la pensée discursive, parce que sans elle nos facultés intellectuelles n’auraient aucun objet où s’exercer, — il s’ensuit qu’elle n’est pas particulière à tel ou tel individu, mais commune à tous les hommes, qu’ils en aient conscience ou non. Elle est l’acte qui appelle à l’existence le monde en tant qu’objet de connaissance ; elle nous ramène au temps où l’homme pensa pour la première fois l’univers ; et elle ressemble à cette pensée universelle, à ce λόγος « qui était au commencement », comme la condition a priori d’une expérience rationnelle, et qui est Dieu même.

Remarquons, en outre, la lumière qui rejaillit de cette interprétation et sur la définition de l’âme, et sur la théorie de la connaissance, telles que les propose Aristote. C’est comme une vérification par les conséquences. « Tant que l’âme était simplement l’entéléchie du corps, l’explication de leur union et de leur coopération n’était donnée qu’à moitié ; il était malaisé de comprendre comment des phénomènes purement matériels devenaient des conditions de connaissance. Mais si c’est seulement par un acte de pensée que le corps peut être connu, si le corps est un corps à la condition seulement d’être interprété par une intelligence, l’antithèse que la définition de l’âme avait laissé subsister en partie se résout finalement dans l’unité. » Mais cette interprétation éclaire surtout la théorie de la connaissance. Au premier abord, on prendrait Aristote pour un sensualiste ; plusieurs passages, dans les derniers Analytiques en particulier, sont propres à confirmer cette opinion : il y explique l’origine des idées générales par l’induction qui dépend de la perception sensible, et les sens lui apparaissent en dernier ressort comme la source unique de toute connaissance. Et cependant il attribue à la raison la connaissance des principes. Une théorie exacte de la raison créatrice peut seule résoudre cette contradiction. Cette raison qui fait les objets est nécessairement supposée par la perception sensible elle-même. Sans doute il est impossible de penser sans le secours des images, et l’on connaît assez la fameuse proposition : νοεῖν οὐκ ἔστιν ἄνευ φαντάσματος. Mais il n’est pas contradictoire d’affirmer, d’un côté, que la

  1. Essai, p. 526 et sqq.