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dance entre notre pensée et la pensée des choses est complète : « dans le cas des conceptions abstraites, dit-il, le sujet et l’objet de la pensée sont identiques. » Mais comment connaissons-nous les choses matérielles ? Même en ces choses, qui composent le monde sensible, notre pensée parvient à se retrouver elle-même. La connaissance présuppose donc un univers déjà pensé comme un monde intelligible. Or, ce monde intelligible, la raison doit l’avoir créé de toutes pièces, se l’être donné à elle-même comme la matière première de ses opérations discursives.

Les termes dont se sert Aristote, dans sa théorie de la raison créatrice, semblent bien autoriser cette interprétation. L’esprit humain, dit-il, doit contenir les différences que l’analyse métaphysique découvre dans les êtres naturels. Nous devons distinguer en lui deux formes ou deux aspects de la raison, dans la même relation que la matière et la forme. D’une part, la raison devient toutes choses ; de l’autre, elle fait toutes choses, comme la lumière crée les objets de la vision. En disant que la raison « devient » toutes choses, Aristote veut dire qu’elle est capable de s’appliquer à tout le domaine de l’expérience, qu’elle peut soumettre chaque chose aux formes d’une connaissance rationnelle. Mais, en outre, elle fait toutes choses, c’est-à-dire qu’elle crée un monde intelligible sans lequel l’expérience elle-même serait impossible. Le soleil communique aux objets sensibles cette lumière sans laquelle ils n’existeraient pas pour la vue ; de même, la raison créatrice communique aux choses ces idées, ou ces catégories, peu importe le nom, qui les transforme en objets, sur lesquels la pensée, considérée maintenant comme faculté passive, réceptive, trouve à s’exercer. Or, cette raison, en communiquant l’intelligibilité aux choses, leur donne leur réelle existence, et il est évident qu’elle est indépendante du corps (καὶ οὗτος ὁ νοῦς χωριστὸς), puisque ce corps lui-même est un objet de pensée, une chose intelligible en vertu précisément de cet acte de raison créatrice. Ainsi le fait de penser le monde est en réalité l’acte de le créer. Ce n’est pas que nous ayons tous les jours conscience de ces catégories fondamentales de l’être ; il faut, au contraire, pour y atteindre, un suprême effort d’analyse. Longtemps avant de parvenir à cette explication dernière de la réalité, l’individu s’est appliqué inconsciemment à construire sa propre expérience ; il se peut même qu’il n’arrive jamais à concevoir ces idées. Mais ce fait de penser le monde, et de le créer en même temps, ne s’interrompt jamais entièrement, et, si nous laissons l’individu pour considérer le sujet pris absolument, nous comprendrons que cette pensée en puissance n’est pas réellement antérieure, même dans le temps, à la raison créatrice. Cette raison en fait est toujours implicitement présente dans le monde ; elle ne pense pas un moment pour se reposer de penser le moment d’après, parce qu’elle est la condition même de toute expérience. Mais, s’il en est ainsi, cette pensée est vraiment éternelle et immortelle (καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ αἴδιον) ; un monde intelligible a toujours enveloppé ces formes qui ex-