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peut nous le faire pressentir déjà l’hypertrophie maladive des amours-propres et des vanités. Car, de même que l’on commence à imiter le voisin ou l’étranger en copiant ses vêtements et ses meubles avant de copier ses titres et ses décorations, ainsi la vanité, sorte d’honneur superficiel, est le premier pas vers l’honneur, vanité profonde, et le besoin d’être regardé, de paraître, aboutit au besoin d’être considéré. Par suite, ne raillons pas trop amèrement la contagion du luxe vulgaire et de l’étalage vaniteux qui pourra porter de bons fruits. Et, pareillement, ne nous affligeons pas trop quand nous assistons, dans nos grands débordements de démocratie, à certains aplatissements individuels qui sont peut-être la promesse de relèvements futurs. Si triste qu’il soit de voir se propager l’esprit de populacerie intellectuelle, qui sait si cette humiliation n’est point le nivellement nécessaire sur lequel l’avenir s’apprête à ériger l’autel de l’honneur, dont la première condition est un conformisme intense, très intense, afin qu’il soit très inconscient et très sincère comme dans l’armée ? Mais n’oublions pas non plus que l’honneur vaudra moralement ce que vaudra l’opinion, et que l’opinion vaut ce que valent ses sources, les maximes et les exemples édictés par quelques individus, vulgarisés ensuite dans le public. Dans l’armée, corps très discipliné, maximes et exemples descendent de l’état-major, et non des derniers rangs de la troupe. Aussi l’honneur spécial qui y règne est-il d’une trempe forte et d’un métal pur. S’il n’en était pas de même dans nos sociétés nouvelles, s’il cessait d’y avoir un état-major, ou si l’élite dominante n’y brillait que par l’intelligence et l’ambition, nullement par le caractère et l’amour du bien, du bien moral senti et goûté pour lui-même, l’opinion dépravée ou amollie, indulgente à trop de vilenies, ne tarderait pas à engendrer un pseudo-honneur à son image. On voit donc la nécessité, je ne dis pas certes de rebrousser chemin vers l’aristocratie ancienne, mais de ne pas chercher à abaisser, d’aider au contraire à croître, en son libre recrutement, l’aristocratie nouvelle, composée avant tout de savants et d’artistes, et de favoriser par suite le développement esthétique de l’instruction, de l’éducation supérieures.

En résumé, n’avais-je pas raison de dire en commençant que la morale devient et deviendra de moins en moins utilitaire, sous peine de cesser d’être ? De moins en moins elle peut être une conformité de moyens à des fins individuelles, une industrie ; de plus en plus elle doit être une conformité de principes individuels aux principes reconnus dans le public, et des actes de l’individu à ses principes. Par ces deux derniers caractères elle se rattache à la logique, dans le double sens que je donne et qu’il faut, je crois, donner à ce mot à la logique sociale, qui consiste à supprimer les contradictions d’idées d’homme à homme et se satisfait de la sorte par le conformisme croissant des esprits et des consciences, et à la logique individuelle, qui consiste à supprimer les contradictions d’idées dans le même cerveau, genre d’accord essentiellement esthétique, comme le prouve la beauté de tout système cohé-