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TARDE.avenir de la moralité

nette dans le contraste presque subit qui se produit quand un jeune conscrit passe de la cabane paternelle au régiment. Au bout de peu de temps, il ne pense guère plus à son père qu’il craignait si fort, au champ qu’il convoitait, à la jeune fille qu’il courtisait en vue de fonder une nouvelle famille, et il songe encore moins au catéchisme de son curé : toutes les sources de son honnêteté laborieuse et de sa pureté de mœurs relatives sont taries. Mais, loin d’avoir déchu, sa moralité s’est élevée, et ce qu’il a perdu en continence peut-être et en amour du travail, il l’a bien regagné en courage et en probité, parce que, outre la pensée du conseil de guerre, il a eu pour le soutenir dans sa vie disciplinée à la caserne, pour le maintenir ferme au poste sur le champ de bataille, ces deux grands mobiles nouveaux : d’une part, l’idée de la victoire à gagner, du but patriotique pour lequel l’armée s’exerce ou combat ; d’autre part, l’idée de la dégradation, de l’humiliation devant les camarades, à éviter même au prix de la mort. Nous sommes autorisés, ce me semble, à voir dans la moralité militaire actuelle la peinture anticipée de la moralité sociale future, si nous considérons qu’une armée est, avec une congrégation religieuse, l’expression à beaucoup d’égards la plus pure, la plus forte, de l’organisation sociale, d’aucuns disent socialiste, c’est-à-dire artificielle au plus haut degré, mais conforme à ce qu’il y a de plus naturel et de plus essentiel dans l’homme, le goût de la coordination. Qu’est-ce que l’armée ? C’est un milieu social extrêmement dense, excessivement assimilé, quoique hiérarchisé très fortement, et où l’imitation-mode se propage avec une rapidité inconnue partout ailleurs ; de plus, un milieu social exclusivement masculin et où l’individu est aussi détaché que possible de sa corporation physiologique qui est la famille, aussi incorporé que possible à sa corporation politique, qui est le régiment. Or, il n’est pas difficile de voir que les sociétés en progrès marchent dans un sens très propre à les rapprocher de ce type militaire. Tout les y pousse : la population qui va se condensant partout et s’assimilant très vite, en attendant qu’elle se classe et s’hiérarchise de nouveau ; les voies de l’imitation-mode qui se multiplient, s’aplanissent et s’étendent ; et le caractère, essentiellement masculin, comme je l’ai dit plusieurs fois, de la civilisation qui force les hommes, par leur culture à part, à se séparer politiquement, scientifiquement, artistiquement même des femmes, à exclure les femmes de leur caserne à eux, c’est-à-dire de leurs administrations, de leurs coteries, de leurs cercles, de leurs corps électoraux, à creuser entre eux et les femmes, sous tous les rapports d’origine sociale, un abîme toujours plus profond, nullement comblé ni diminué par la licence toute soldatesque ou chevaleresque des mœurs ; d’où un grand relâchement des liens de famille.

Il ne faut pas se le dissimuler, une telle transformation ne saurait être compatible avec la moralité que si le frein de l’opinion se fortifie ; et il se fortifiera sûrement si cette transformation est poussée à bout. L’honneur retrempé sortira de là plus puissant que jamais, comme