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TARDE.avenir de la moralité

le roitelet de la petite Prusse sacrifier dans ses calculs le présent à un avenir très éloigné que ses petits-neveux, hélas ! ont vu luire. Jamais, de nos jours, n’importe en quel pays, à commencer par l’Allemagne même, une assemblée politique consentirait-elle à sacrifier un intérêt actuel en vue d’un bénéfice dont la seconde ou la troisième génération après nous devrait seule profiter ? Loin de là, c’est sur nos descendants que nous rejetons la carte à payer de nos emprunts. Ce contraste frappant, cette sorte de compensation entre l’extension en surface et en nombre et l’abréviation en durée, est une anomalie, momentanée, je crois, qui trouve son explication immédiate dans les progrès de l’individualisme ; mais la cause profonde en est dans un phénomène général dont l’individualisme est un effet : je veux dire la substitution graduelle de l’imitation des étrangers, des modèles extérieurs et contemporains (en fait de vêtements, d’armes et de meubles, d’industries et d’arts, de besoins, d’idées et de sentiments), à l’imitation exclusive des pères, des anciens, des modèles intérieurs et traditionnels[1]. De là, sur un territoire donné, cet effacement des diversités en tout genre d’un lieu à l’autre, et cette différenciation croissante, accélérée, d’une année à l’autre, qui caractérise la montée de la civilisation. Par suite, le regard du politique, et aussi bien du législateur, plonge de moins en moins dans un avenir qu’on sait de plus en plus fertile en surprises.

Or, s’il devait en être toujours ainsi, il faudrait croire que la morale, écho tardif, mais fidèle de l’intérêt général tel qu’il est compris et voulu, pourrait s’attendre à des transformations de fond en comble. Ses prescriptions ou ses interdictions finiraient par ne plus porter du tout sur les actes utiles ou préjudiciables à nos seuls neveux, notamment sur certains faits de continence ou d’infidélité conjugale, de piété filiale ou d’indiscipline domestique, de lâcheté ou de bravoure patriotique, regardés jadis comme des vertus cardinales ou des crimes capitaux, mais dont l’effet salutaire ou désastreux ne se fait sentir aux peuples qu’à la longue. Après moi le déluge, dirait la société. Le malheur est qu’elle mourrait de cette parole. Aussi y a t-il lieu de penser qu’inévitablement, après un temps de myopie progressive, mais passagère, la prévoyance collective s’étendra dans le temps comme dans l’espace et que les nations prendront conscience avec la même ampleur de leurs intérêts futurs et permanents et de leurs intérêts actuels. La civilisation ne monte pas toujours ; elle ne monte que pour atteindre un haut plateau où elle se repose, et où l’imagination épuisée restitue sa force première, sous de nouvelles formes, à l’imitation intérieure et traditionnelle. Quand ce moment viendra aussi pour notre civilisation occidentale, l’abîme, je le répète, sera immense entre l’intérêt social et l’intérêt individuel. Et comment cet abîme sera-t-il comblé ?

Sera-ce par un retour à la vie de famille, au culte du foyer et du nom ?

  1. C’est ce que j’appelle, en un seul mot, la substitution de l’imitation-mode à l’imitation-coutume.