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TARDE.avenir de la moralité

ment hébreu, hindou, celtique, romain et grec aussi. Toute la solidité sociale de l’Extrême-Orient et de la moitié du monde repose encore sur cette solidarité familiale, dont quelque chose est resté dans notre Occident même jusqu’à nos jours, grâce à la perpétuité traditionnelle du droit romain et à la préservation exceptionnelle de la famille romaine, et n’est pas le moindre fondement de notre moralité actuelle. La statistique montre éloquemment les bons effets du mariage et de la paternité à ce point de vue[1]. Léguer à ses enfants un nom sans tache : cette préoccupation du père, même en nos familles presque dissoutes, est une sauvegarde de premier ordre ; et, à voir ce qu’elle conserve d’efficacité, on peut deviner l’énergie de conservation civique qu’elle eut jadis, et par elle-même, et par cet autre grand mobile qui s’y joignait : respecter et faire respecter le nom de ses pères, si humble fût-il. La famille alors, personne immortelle à laquelle l’individu s’identifiait, paraissait digne de toutes les immolations et permettait à l’individu sacrifié volontairement en vue des générations à venir, de croire qu’il s’immolait en quelque sorte à lui-même. C’est réellement à ce point de vue qu’il faut se placer pour comprendre les anciennes mœurs. Par exemple, je serais disposé à ne voir dans les vendettas, dans les haines séculaires de famille qu’une espèce de légitime défense appliquée à la famille : de même que l’individu a le droit, fondé sur l’utile, de riposter à un coup par un autre coup porté un instant après, de même la famille, être permanent à qui les années sont ce que les secondes sont aux individus, poursuit sa propre utilité en ripostant à un meurtre par un autre meurtre accompli dix ans, cinquante ans après le premier. Rien ne se justifie mieux utilitairement, malgré le mal sans compensation personnelle qui en résultait pour tel ou tel membre de chaque famille. La morale pouvait être utilitaire dans ces conditions, jusqu’à un certain point du moins ; la nation, faisceau assez lâche d’ailleurs des familles, pouvait n’avoir pas un intérêt distinct de l’intérêt de celles-ci, douées comme elle, en apparence, d’immortalité, et susceptibles, par suite, d’étendre aussi loin qu’elle leur prévoyance, d’attendre aussi longtemps qu’elle la récompense de leurs efforts, le dédommagement de leurs sacrifices ce qui est interdit à l’individu. La morale pouvait encore être utilitaire plus tard, quand, les liens du sang commençant à se détendre, l’immortalité de l’âme individuelle, illusion pieuse, vint à propos prêter secours à l’immortalité de la famille comme soutien du devoir, et, par degrés, se substituer à elle. C’est en Égypte que nous voyons pour la première fois, et avec une incomparable énergie, se produire ce nouveau mobile de la conduite honnête[2], parce que la civi-

  1. J’ai eu quelque part le tort de me moquer de la statistique à cet égard, et je m’en accuse.
  2. Je dis nouveau, quoiqu’il ne fût qu’un développement du premier. L’adoration des ancêtres en effet, dans la famille primitive, supposait déjà la foi en la survivance de certaines âmes privilégiées.