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quelque appui dans l’espérance d’un bonheur ou la crainte de peines à venir : n’est-ce pas chasser Dieu de la morale, en la réduisant à des motifs purement humains et en l’enfermant dans les limites étroites de cette vie[1] ?

Tel est dans ses traits essentiels l’utilitarisme religieux de Berkeley. Il est remarquable par sa grandeur et sa précision. Berkeley s’inspire de Locke, anticipe Butler et Paley, mais il est supérieur à Locke, pour qui l’obligation morale se fonde uniquement sur la toute-puissance divine ; à Paley, qui ne mesure la valeur morale des règles de conduite que par les conséquences des actes. Il n’est inférieur qu’à Butler, dont la doctrine incline parfois aussi vers l’utilitarisme, mais s’en dégage en affirmant le caractère immédiatement et inconditionnellement obligatoire des ordres de la conscience.

Mais la doctrine de Berkeley pourrait bien n’être pas elle-même à l’abri de toute objection. Je n’en veux pour preuve que la théorie de l’obéissance passive. C’est, à l’en croire, un décret divin qui impose une soumission absolue, inconditionnelle, au pouvoir établi. Jamais, dans aucun cas, à quelque excès que puisse se porter le souverain légitime, la rébellion ne cesse d’être un crime contre Dieu. Bossuet, sur ce point, n’est pas plus excessif que Berkeley. Comme la thèse est visiblement fausse, j’en conclus qu’il est dangereux de fonder la morale sur la volonté divine. On risque à rendre celle-ci complice de regrettables erreurs. On revêt d’un caractère sacré les préjugés politiques d’une époque ou d’une caste, on transforme en loi éternelle et universelle les rêves insensés du despotisme. Je rends justice à l’habileté que déploie Berkeley pour soutenir une mauvaise cause ; je reconnais qu’il est désintéressé, car on ne saurait le soupçonner d’avoir voulu flatter les sentiments torys de la reine Anne. Mais jusque dans les théories libérales de Locke, de Grotius et de Puffendorf, c’est encore la libre pensée et l’athéisme que Berkeley se croit obligé de combattre.

IV

Un vrai philosophe a beau vouloir simplifier les questions dans l’intérêt de la pratique ; il ne réussit pas, s’il est sincère, à fermer toujours les yeux sur une complexité et des difficultés inévitables. Les problèmes sont ce qu’ils sont ; ils ne se laissent pas ramener aux termes et à la mesure où il nous serait le plus avantageux de les réduire. L’auteur de la Nouvelle théorie de la Vision, des Dialogues

  1. Alciphron, Dial. II et III.