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CARRAU.la philosophie religieuse de berkeley

nent à eux, elles n’ont aucune influence sur les autres ordres d’intelligence ou de créatures raisonnables ; la fin qu’elles doivent réaliser ne peut donc être que le bien des hommes. Mais à ne considérer que sa condition naturelle d’être créé, aucun homme n’a plus droit qu’un autre à la faveur de Dieu ; le seul titre à une préférence est la bonté morale, laquelle consiste dans la conformité de la conduite aux lois de Dieu, et présuppose l’existence de ces lois. La loi supposant la fin vers laquelle elle dirige nos actions, il est clair qu’aucune distinction entre les hommes ne peut être antérieure à cette fin, qui, par suite, ne peut être déterminée ou limitée par aucune considération de personnes. « Ce n’est donc pas le bien particulier de tel ou tel homme, de telle nation, de tel siècle, mais le bonheur général de tous les hommes de toutes les nations, de tous les âges, que Dieu a dessein d’assurer par les actions concordantes de chaque individu[1]. »

Pour assurer le bonheur du genre humain, Dieu pouvait imposer à chacun, dans chaque occasion particulière, l’obligation de considérer le bien public et de faire ce qui lui semblerait être, à ce moment même et dans les circonstances présentes, le plus utile en vue de cette fin. Il pouvait aussi commander l’obéissance à quelques lois fixes, déterminées, dont la pratique universelle aurait pour conséquence nécessaire, conformément à la nature des choses, le bonheur de l’humanité, alors même que par suite d’accidents, ou des perturbations résultant de la perversité des volontés humaines, elles devaient être l’occasion de cruelles infortunes pour un grand nombre de gens de bien.

De ces deux voies, la première était impraticable. Calculer toutes les conséquences prochaines ou éloignées de chaque action est impossible ; en tout cas, ce calcul exigerait un temps et une peine qui le rendraient de nul usage dans la vie. De plus, chacun agissant d’après l’idée qu’il se ferait de ce qui est le plus utile au bien public, quelle diversité dans la conduite des hommes vertueux ! Leurs opinions sur les conditions du bonheur universel seront loin d’être d’accord, et comme les intentions restent cachées dans le for intérieur, on ne saura jamais si tel assassinat, par exemple, est criminel ou non. Ajoutez que la règle, pour le même homme, variera selon les circonstances. Un critérium invariable des actions humaines est, dans cette hypothèse, de toute impossibilité.

Il reste donc que Dieu ait imposé l’observation de règles déterminées, de préceptes moraux « qui, par leur nature, aient une tendance nécessaire à accroître le bonheur du genre humain, considéré dans

  1. Passive obedience, § 7.