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Ainsi la connaissance de Dieu nous est donnée de la même manière que celle des autres esprits. L’univers est conçu comme une hiérarchie d’intelligences, avec l’intelligence divine au sommet.

Les apparents désordres de ce monde ne peuvent être invoqués contre Dieu. Juge-t-on de l’administration d’un État, des mœurs des citoyens qui l’habitent par ce qui se passe dans les prisons ? La terre, avec ses misères et ses péchés, est à l’univers des esprits ce qu’un cachot est à un royaume. Tout porte à croire qu’il existe d’innombrables ordres d’intelligences plus heureuses et plus parfaites que l’homme. Notre vie est un moment, notre globe est un point dans le système total de la création divine. Nous admirons pourtant la splendeur des choses d’ici-bas : c’est que nous ne connaissons rien de mieux ; « mais si nous savions ce que c’est que d’être un ange pendant une heure, nous reviendrions en ce monde, fût-ce pour y occuper le trône le plus éclatant, avec beaucoup plus de répugnance et de dégoût que nous n’en aurions maintenant à descendre dans le cachot le plus horrible ou dans la tombe[1] ».

Cet optimisme, qui n’est d’ailleurs pas fort original, a chez Berkeley une portée pratique plus grande que chez Leibniz, car il ne s’embarrasse d’aucune considération métaphysique. Leibniz suppose une infinité de mondes possibles, distingue la nécessité géométrique de la nécessité morale, parle de volonté antécédente et de volonté conséquente, prétend concilier la prescience et la providence divine avec une liberté humaine que sa théorie supprime : c’est un imposant appareil de spéculations profondes dont s’enchante la pensée pure, mais qui n’ont, je le crains, que peu d’action sur la conduite. Berkeley, pour qui la philosophie a comme unique objet de rendre les hommes meilleurs, l’allège et la simplifie à l’excès. Il a déjà fait l’économie de la substance matérielle ; il a réduit la psychologie à ce qui est essentiel pour que l’homme trouve dans la conscience de son activité et de ses perceptions la preuve de la causalité et de l’intelligence divines ; il se borne à constater en Dieu même ce qui seul nous importe réellement pour bien vivre : la puissance, la sagesse, la justice, la bonté. Il n’en faut savoir davantage pour la pratique. Dieu est infini, sans doute, mais cette notion d’infinité est pleine d’embûches, de contradictions ; en elle-même, elle est une abstraction inintelligible[2], comme la matière-substance, comme le temps et l’espace. Elle a peuplé de chimères les mathématiques et la géométrie. Gardons qu’elle n’embrouille aussi la théologie naturelle ; il sera

  1. Alciphr., IV, 23.
  2. Princ. of Human Knowledge, sect. 130, 131, et Analyst.