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CARRAU.la philosophie religieuse de berkeley

sent à la création, j’aurais vu les choses être produites à l’existence, c’est-à-dire devenir perceptibles dans l’ordre indiqué par l’historien sacré… Quand les choses sont dites commencer ou finir leur existence, nous n’entendons pas cela au regard de Dieu, mais à celui de ses créatures. Tout les objets sont éternellement connus par Dieu, ou, ce qui est la même chose, ont une existence éternelle dans son intelligence, mais quand les choses, auparavant imperceptibles aux créatures, leur deviennent perceptibles par un décret divin, alors on dit qu’elles commencent une existence relative, à l’égard des esprits créés. Donc, en lisant le récit de Moïse sur la création, je comprends que les différentes parties du monde sont devenues graduellement perceptibles à des esprits finis, en sorte que partout où ces esprits furent présents, elles furent réellement perçues par eux. » (Dial. III, Fraser, I, p. 348.)

De là une nouvelle preuve, et plus décisive peut-être, de l’existence de Dieu. Les choses qui n’existent pas parce que nous ne sommes pas là pour les penser, doivent exister quelque part, soit dans d’autres entendements finis, soit, au défaut de tout entendement fini, dans l’entendement divin.

M. Leslie Stephen se demande si Berkeley a le droit de tirer cette conséquence. « Si, dit-il, par la perception d’une chose, je voulais dire que je perçois aussi que quelqu’un d’autre que moi la perçoit, il s’ensuivrait qu’en mon absence la chose subsisterait en effet dans cet autre esprit. Mais une telle signification est impossible, et Berkeley lui-même nous dit que nous ne pouvons percevoir directement une autre conscience. Nous ne sommes informés de l’existence de consciences différentes de la nôtre que par une interprétation de signes extérieurs. Et cependant l’argument de Berkeley semble impliquer qu’un esprit est nécessaire à l’existence d’une idée, non seulement, pourrait-on dire, au dedans de nous, mais aussi au dehors. Nous admettons qu’il doit y avoir un esprit qui reçoive l’impression. Mais pourquoi y aurait-il un esprit qui la produit ? N’est-ce pas confondre le sujet et l’objet, et supposer tacitement qu’une idée est une sorte de chose séparable qui peut disparaître d’un esprit et être conservée dans un autre ? De plus, si nous admettons qu’un certain substratum est nécessaire pour assurer la continuité du monde extérieur, échappons-nous, en appelant ce substratum un esprit, à toutes les difficultés impliquées, selon Berkeley, « dans la conception de la matière[1] ? »

L’objection ne manque pas de force ; il nous semble cependant que

  1. History of the english thought in the eighteenth century, t.  I, p. 41.