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extérieures, s’appellent, s’enchaînent, se groupent selon un certain ordre que nous ne faisons pas plus que ces idées mêmes ; les perceptions de la vue sont signes des perceptions du toucher, sans qu’il y ait entre le signe et ce qu’il signifie aucun rapport nécessaire ; la nature visible tout entière est ainsi un langage dont l’expérience et l’expérience seule nous enseigne peu à peu l’interprétation. Ces idées, cet ordre, ce système de symboles dont nous avons conscience de n’être pas cause, toute cette part de moi que je ne reconnais pas comme mienne, toute cette intelligence parlant à mon intelligence par une nature qui ne saurait avoir d’existence substantielle ; — tout cela n’est-il pas dans mon esprit l’œuvre d’un esprit qui le pénètre, l’instruit, l’illumine, le dépasse et l’a créé ?

Comme dès lors tout est simple ! Le cartésianisme, condamné à expliquer l’union de deux substances aussi différentes que la pensée et l’étendue, le corps et l’âme, avait échoué. Ni les esprits animaux de Descartes, ni les causes occasionnelles de Malebranche, ni l’harmonie préétablie de Leibniz, n’avaient satisfait à toutes les exigences du problème. Avec Berkeley, le problème a disparu : il ne reste plus en présence que l’esprit humain et l’esprit divin. Au fond, c’était bien là qu’aboutissait Malebranche ; mais il s’embarrassait encore d’un reste de matière : l’étendue intelligible, l’étendue créée, les traces imprimées ou réveillées dans le cerveau.

Berkeley exorcise tous ces fantômes. L’étendue sensible va rejoindre dans l’âme la forme et la couleur ; l’étendue intelligible est une abstraction, comme telle, n’est rien qu’une idée d’étendue particulière prise pour signe de toutes les autres étendues particulières ; quant au cerveau, lui aussi, il est idée. Je ne pense pas parce que j’ai un cerveau ; mais l’idée que j’ai d’un cerveau est toute la réalité de ce cerveau.

Dès 1710, lady Percival faisait à Berkeley une grave objection. « Ma femme, lui écrivait lord Percival, désire savoir ce que vous faites, s’il n’y a rien que l’esprit et les idées, de cette partie de la création en six jours qui a précédé l’homme[1]. »

Berkeley répondait, comme il répondra plus tard dans les Dialogues d’Hylas et de Philonoüs, que la réalité des choses dont nous n’avons pas actuellement l’idée, ou dont aucun esprit humain n’a pu avoir l’idée, a son fondement dans la pensée divine. Les choses sont véritablement en Dieu en tant qu’idées et l’histoire du monde avant la création de l’homme s’est déroulée tout entière dans l’entendement divin. Et il ajoute, dans les Dialogues : « j’imagine que si j’avais été pré-

  1. Fraser, Berkeley, in-18, p. 70.