Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/365

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
361
SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

pensée, la nature transfigurée deviendra l’expression d’un rêve nouveau de bonheur et de beauté. La science ne sera vraiment féconde pour l’esprit que si, par son progrès même, renouvelant l’homme, elle renouvelle l’art et la philosophie.

L’art ne doit point mourir, est-ce à dire qu’il ne mourra pas ? L’avenir n’a dit à personne son secret. Qui sait quel est de tous les possibles, celui qui demain sera le réel ? Peut-être nos pessimistes ont-ils raison ? La vieillesse va venir et la décrépitude. Sans vastes ambitions, sans espérances lointaines, l’homme, tout occupé à prolonger sa vie, ne sera que le plus subtil et le plus ingénieux des animaux. Plus de rêves, plus de jeux divins, plus d’emportement loin de la douleur réelle dans un monde créé par la fantaisie ; l’égoïsme, la prudence, l’inquiétude des vieux ; une morale d’hôpital, faite de prévoyance et de précautions, et dans l’universelle médiocrité la platitude s’étendant morne jusqu’aux dernières limites des horizons de l’esprit. Je ne crois pas l’humanité si vieille. L’enthousiasme pour la science est légitime. Elle est née d’hier, elle a le charme de cette poésie qu’elle s’imagine avoir tuée. On la croit inépuisable et sans limites ; on attend tout d’elle. Elle fera beaucoup encore. Mais plus on ira, plus on multipliera les vérités de détail, plus on comprendra ce qu’est la science et ce qu’elle peut donner, plus on verra qu’elle ne répond pas à tout l’homme, qu’elle le laisse curieux et non satisfait. Peut-être aussi l’humanité est-elle sujette à de longues lassitudes périodiques ? Peut-être la civilisation a-t-elle ses hivers ? Peut-être ce qui s’est passé pour la logique se passera-t-il pour la science ? Avec Socrate, avec Platon et Aristote, la logique est une science vivante. Son histoire est la lutte dramatique de la pensée pour ses droits. Peu à peu l’entente se fait : la scolastique commence avec les stoïciens pour se prolonger durant des siècles. Mais les vérités ressassées pénètrent les esprits jusqu’à en devenir la substance. Peut-être au grand mouvement de la science contemporaine succédera une scolastique scientifique, éprise du détail, dédaigneuse des idées nouvelles, enfermée dans des théories invariables ; une scolastique plus froide et plus ennuyeuse que celle du moyen âge, une scolastique sans cathédrales. Peut-être, pour que la ressemblance soit plus parfaite, le rêve d’Auguste Comte sera-t-il réalisé ; peut-être verra-t-on une inquisition de membres de l’Institut[1], une inquisition sans pompe, sans décor, sans cérémonie, sans flamme ni bûcher, plus ennuyeuse que terrible. Cette période de manuels mnémotechniques aura son rôle dans l’his-

  1. Je crains fort que les membres de l’Institut ne répugnent toujours à cette besogne on les remplacerait avantageusement par des conseillers municipaux.