Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/364

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
360
revue philosophique

ce monde raréfié est fait pour séduire l’intelligence ; elle s’y meut sans obstacles ; elle en suit d’un mouvement libre et continu les déductions enchaînées. Mais l’homme n’est pas pure intelligence ; il est un être complexe, esprit et corps, sensation, idée et sentiment. La science ne satisfait pas l’homme tout entier, elle l’inquiète, elle le tourmente, par ce qu’elle supprime de lui ; elle ne lui donne pas la vie complète, le concert de toutes ses puissances intérieures dans un acte qui, pour un instant, les accorde et les concentre. L’art ne doit pas mourir, parce qu’il exprime toute la nature humaine, parce qu’il en respecte, parce qu’il en fait conspirer tous les éléments. L’art est plus vraiment humain que la science : pénétration du corps et de l’esprit, de la sensation et du sentiment fondus « en un tout naturel », il est l’homme même. La science ne voit dans le monde que des éléments de plus en plus généraux, de plus en plus simples, que combinent des lois nécessaires. Elle n’admire dans les harmonies réalisées que des rencontres aussi fortuites que fatales. À ce monde abstrait, mécanique, où la conscience est une sorte de monstre, l’homme ne sera-t-il pas plus que jamais tenté d’opposer un monde humain ? Le sentiment n’aura-t-il pas plus que jamais besoin de créer une apparence qui l’exprime ? de se donner par la beauté l’illusion d’une nature sympathique ? Chassé de l’univers par la science, l’homme y rentrera par l’art et par la poésie.

Mais la science, en nous révélant les lois de la nature et ses éléments, nous donnera la possession du monde, elle fera de nous des dieux. Pouvant transformer son milieu, de plus en plus l’adapter à ses besoins, l’homme n’aura plus à s’inquiéter du mystère des choses, à se repaître d’illusions. À quoi bon l’apparence, quand on a la réalité ? Le paradis terrestre rend inutile l’art comme la morale. La science ne mettra pas fin à tous les désaccords de l’homme avec l’univers, avec ses semblables, avec lui-même. Elle ne supprimera pas la mort, elle laissera la douleur. Qu’elle fasse seulement la lutte pour la vie moins âpre, qu’elle permette le loisir et la paix ! Les progrès matériels ne vaudront que par le progrès moral qu’ils rendront possible. Satisfaire les désirs n’est rien, si on les multiplie. L’homme heureux est l’homme meilleur. Si la science diminue l’homme, le rapproche de la bête, elle se tuera elle-même, en tuant le désintéressement et le génie.. Si elle l’élève, si elle le fait plus humain, elle aura préparé, sans l’avoir voulu, une renaissance de l’art. L’humanité nouvelle aura besoin d’un art nouveau. Dans une âme supérieure naîtront des sentiments inexprimés : le génie n’est que leur agitation féconde. Du même coup, comme l’homme, par un instinct irrésistible, recrée le monde à son image pour l’accorder avec lui-même et le fondre dans l’unité de sa