Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
357
SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

Mais l’instinct créateur, le génie ne sera-t-il pas de plus en plus affaibli par l’habitude du calcul et de la réflexion ? L’antinomie de l’art et de la science semble si profonde qu’à peine y a-t-on échappé elle se pose sous une forme nouvelle. Qui sait si l’art, ce produit spontané des premiers âges de l’humanité, ne tombera pas peu à peu, comme tout le reste, « de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion ? » (E. Renan). De plus en plus, la méthode, le calcul se substituera au génie, jusqu’à ce que par degrés, comme tant d’autres instincts primitifs, il disparaisse. C’est ainsi que déjà, dans la musique, l’harmonie se substitue à la mélodie, la réflexion à l’inspiration, la science à l’art. La raison, répond M. Guyau, ne détruit jamais un instinct que dans le cas où elle peut le remplacer avec avantage. Or, la science et le raisonnement peuvent-ils avec avantage remplacer le génie dans l’art ? Ce serait possible si l’art avait un objet parfaitement déterminé qu’on pût réaliser par des procédés fixes. Mais l’art n’a d’autre objet que celui qu’il se donne à lui-même ; il ne le trouve pas devant lui, il le crée. La science décompose par le raisonnement un objet qu’elle ne fait pas, l’analyse dissout ce qui est ; il n’y a que la nature, vivant en nous sous la forme du génie, qui puisse poursuivre dans l’esprit ses créations. L’instinct du poète ne peut pas plus être remplacé par la raison du savant que le monde qui s’ouvre à l’imagination ne peut être brutalement fermé par la science. Aussi bien la science, pas plus que l’art, ne peut se passer du génie. « Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient dans la marche de l’esprit, toutes les fois que son objet n’est pas déterminé d’avance ; or, la science, en sa partie la plus haute, ne vit, comme l’art même, que par la découverte incessante. C’est la même faculté qui fit deviner à Newton les lois des astres et à Shakespeare les lois psychologiques qui régissent le caractère d’un Hamlet ou d’un Othello… L’hypothèse est le poème du savant. Entendu de cette manière, l’instinct du génie n’est plus que la raison en son principe le plus profond et se retrouve à la source de la science même. Ce n’est pas le progrès de la raison et de l’intelligence qui peut le faire disparaître » (pp. 140-141).

En avons-nous fini avec l’antinomie sans cesse renaissante de la sience et de l’art ? Peut-être. Pour produire la beauté, l’imagination a besoin d’être fécondée par le sentiment ? Or, n’est-ce pas une banalité que l’analyse tue le sentiment ? Le génie sans l’amour, c’est l’activité sans but. Une puissance qui ne s’exerce pas s’affaiblit, tôt ou tard disparaît. De nouveau, tout semble compromis. Il est vrai que, chez quelques-uns, la réflexion tend à suspendre le mouvement et la vie. Le sentiment, décomposé par l’analyse, se détruit en se formant.