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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

nir est à lui. Mais ce qui manquera, ce sont précisément ces quelques hommes qui, par leur enthousiasme, soutenaient l’artiste méconnu en même temps qu’ils le signalaient à la postérité. — Ici on raisonne sur des abstractions ; on parle d’une société qui n’existe pas, qui n’existera jamais ; c’est de la géométrie ; on tire de la définition de la démocratie une médiocrité égale en tout à elle-même. Comme si la nature allait suspendre ses lois pour se conformer aux exigences logiques de nos théoriciens ! La vérité est que, dans une démocratie, il y aura toujours une élite de gens de goût. Reste un dernier argument. L’art ne peut s’accommoder de l’amour du bien-être qui nous envahit aujourd’hui. « L’américanisme » l’emportera. L’industrie tuera l’art. — La science mourra du même coup ; elle ne vit que par l’amour désintéressé du vrai. « Un grand peuple est plus que jamais aujourd’hui incapable de se passer de la science, qui est une condition de vie dans la sélection nationale ; d’autre part, la science ne peut se passer de la théorie pure, et enfin, partout où il y aura de la science pour la science, aucune considération morale ou historique ne peut faire prévoir que l’art pour l’art ne puisse apparaître » (p. 113).

On pourrait l’admettre s’il n’y avait pas entre la science et l’art un antagonisme nécessaire. Mais l’esprit scientifique, qui, de plus en plus, devient l’esprit humain, détruira à la longue l’imagination, l’instinct créateur et le sentiment. La beauté ne mourra pas de froid en naissant, qu’importe ? Elle ne naîtra plus, elle sera tuée dans le génie qui la crée. Objection suprême qui remet tout en question. « L’imagination poétique semble avoir besoin d’une certaine superstition, au sens antique du mot, qui lui permette de ne pas toujours expliquer les événements par leurs raisons froides, et d’une certaine ignorance, d’une demi-obscurité qui la laisse se jouer plus librement autour des choses… Le charme indéfinissable du soir, c’est de ne montrer les objets qu’à demi. Au clair de lune, qu’ont chanté Beethoven et toute l’Allemagne, les choses se transforment, les chemins les plus vulgaires se remplissent de poésie, les objets dont on ne distingue plus les contours nets prennent une beauté faite de mollesse : l’ombre est la parure des choses. Les rayons de la lune semblent faire flotter tous les objets dans une nuée transparente et douce : cette nuée, c’est la poésie même, cette nuée fine est dans l’œil du poète, et c’est au travers qu’il voit toute la nature. Dissipez-la, vous ferez peut-être fuir ses rêves, et, parmi eux, ce rêve divin, la beauté » (p. 124). La lumière de la science a quelque chose de brutal, de cru ; elle décompose ce qu’elle éclaire. De l’harmonie vivante elle ne laisse que les formules abstraites qui expriment les rapports des éléments. Ose te tromper et rêver, disait Schiller. L’imagination a