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l’universel triomphe de la démocratie ? Les organes devenus inutiles s’atrophient ; le génie est aussi inutile à la démocratie que les mamelles aux mâles. Bien plus, il la contredit, il la nie, il a l’odieux du monopole et du privilège. « L’idéal de la démocratie, c’est l’égalité politique et même économique entre les hommes ; cette égalité politique et économique tendra à produire une égalité intellectuelle, une élévation des petits esprits compensée par l’abaissement des grands ; cette universelle médiocrité tuera l’art, qui ne peut vivre que par la supériorité du génie et qui est ainsi, par essence, aristocratique » (p. 106). Tout à l’heure on nous montrait dans l’avenir un peuple de savants à têtes énormes, espèces d’araignées tout en cervelle ; maintenant le décor change pour les besoins de la cause ; c’est la douce bêtise d’une démocratie sommeillante. Voilà qui va peut-être arrêter le grossissement des têtes, rendre au corps son harmonie. Qui sait si la démocratie n’est pas une ruse de la nature qui tient à la forme humaine et veut sauver son chef-d’œuvre ?

Et cependant, pourquoi le nier ? ceux mêmes qui refusent de désespérer ont parfois éprouvé cette angoisse. Que sera la démocratie ? Aurons-nous l’énergie, la force et l’élan nécessaires pour soulever cette masse ? assez d’âme pour l’animer ? Ou roulera-t-elle lourdement jusqu’au bas de la pente, que depuis tant de siècles gravit l’humanité, en écrasant ceux qui voudraient la pousser vers les sommets ? Problème douloureux, que M. Guyau résout noblement par l’espérance. La démocratie ne tuera pas le génie, parce que du même coup elle se tuerait elle-même. La lutte pour la vie est la loi des peuples ; la force la plus nécessaire dans cette lutte est l’intelligence. Un peuple ne s’abaissera pas impunément. Si la démocratie fatalement tue le génie, fait reculer l’humanité dans l’homme, nous payerons notre erreur de notre vie nationale, et nous devrons être heureux de mourir. Par bonheur « la vérité est que la forme des gouvernements n’a pas d’influence sur le cerveau de l’artiste ».

Mais l’artiste a besoin d’encouragements, de protection, d’un public. que la démocratie ne saurait, lui fournir. Pour être tenté de parler, il faut savoir qu’on sera entendu. — L’artiste a besoin, avant tout, de liberté ; voilà un bien qui, du moins, ne lui sera pas refusé. Il n’aura plus la protection des Médicis, des Louis XIV. — Il s’en passera : Victor Hugo ne s’est-il pas mieux trouvé de l’indifférence prétendue de la démocratie que jamais Corneille, Racine et Molière de la protection dédaigneuse de Louis XIV ? — Mais, obligé de plaire à tous, l’artiste devra être banal comme la foule ; plus il sera vulgaire, mieux il sera compris. — Il en a toujours été ainsi. Le génie est d’abord compris de quelques-uns, cela lui suffit ; s’il n’a pas le présent, l’ave-