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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

pressive des sensations, qui résulte et de leurs caractères communs avec les sentiments (plaisir, douleur, intensité, mouvement, etc.), et des idées que l’expérience leur associe (ligne verticale, horizontale ; couleur bleue, rouge, etc.). Chez l’homme cultivé, il n’est pas une sensation qui ne tende à envahir la conscience tout entière, à évoquer « par association ou suggestion une foule de sentiments et de pensées » dont elle est devenue comme le symbole naturel. Dès lors le monde s’anime, prend un sens, se pénètre d’humanité. Pour nous, l’univers n’est plus muet ; les sensations qu’il nous envoie de toutes parts sont comme les mots d’un langage, les confidences d’un esprit : il n’y a plus de choses. Le costume de plus en plus se simplifie et s’appauvrit ; nous ne connaissons plus les velours brodés d’or, les satins chatoyants, les lourdes moires, les couleurs éclatantes ; mais l’âme humaine, d’abord emprisonnée dans son égoïsme étroit, se retrouve et s’aime en tout. Elle n’en est plus au pauvre langage de son corps ; ses sentiments l’unissent à tout, tout parle pour elle et tout parle d’elle ; c’est l’univers tout entier qui l’exprime. L’erreur d’un esprit élevé ne peut être que la vision trop intense d’une vérité partielle. C’est la conscience très nette de ces rapports de plus en plus intimes de la sensation et du sentiment qui a trompé M. Guyau. C’est une vérité qu’il exagère, c’est une vérité qui a fait son livre et qui s’en dégage. L’agréable n’est pas le beau, l’art est bien un jeu ; mais, de plus en plus, l’agréable tend à devenir le beau, et le jeu de l’art à se mêler à la vie. « La jouissance, même physique, devenant de plus en plus délicate et se fondant avec des idées morales, deviendra de plus en plus esthétique ; on entrevoit donc, comme terme idéal du progrès, un jour où tout plaisir serait beau, où toute action agréable serait artistique. Nous ressemblerions alors à ces instruments d’une si ample sonorité qu’on ne peut les toucher sans en tirer un son d’une valeur musicale : le plus léger choc nous ferait résonner jusque dans les profondeurs de notre vie morale… L’art ne fera plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrons, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aura le caractère sacré de la beauté » (pp. 84-86).

III

Après avoir cherché quel est le principe de l’art, M. Guyau s’interroge sur ses destinées. Peut-être les deux problèmes n’en font-ils