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comme son égoïsme, ne dépasse pas son propre corps : la parure suffit à l’expression de cette vanité puérile. C’est toujours lui-même que l’homme aime et cherche dans l’art. Mais peu à peu il prend conscience des liens mystérieux qui l’unissent à ses semblables, à tout ce qui est. L’illusion de l’individualité solitaire tombe. Le moi s’agrandit, l’art tient toujours à lui, mais le moi tient à tout, à la famille, à la cité, aux dieux, à l’humanité. Il multiplie ses rapports, il étend ses sympathies. Le cœur, comme l’esprit, s’universalise. C’est ainsi que l’art se détache de l’individu sans jamais se détacher de l’homme.

Les armes, les instruments font partie du corps ; les orner, c’est encore se parer soi-même. De même, on décore les vases, les ustensiles de ménage : toujours on fait vivre ses sentiments dans les choses. Ulysse abat un vieux figuier, et, des planches qu’il a taillées lui-même, il édifie son lit nuptial. Le besoin satisfait, le sentiment s’exprime. Dès qu’on habite une hutte, on lui donne une forme régulière, symétrique, conforme aux lois de la vision et de l’esprit. L’autorité du chef est visible dans sa hutte plus haute, décorée de taboux plus nombreux (photographies canaques). L’homme joue avec tous ses sentiments : la guerre, la chasse, l’amour, toutes les émotions se représentent dans les danses des sauvages. Ici, comme dans la parure, c’est le corps qui, par ses mouvements, crée l’apparence, expression du sentiment. Les dieux de la Grèce sont les lois et la force de la cité : ils habitent les temples harmonieux des acropoles. Leurs statues et leurs demeures sont finies, calmes, mesurées, comme le sentiment qui les crée. Dieu devient infini, la religion universelle, le temple grandit, la cathédrale n’est plus la demeure du dieu, du premier des citoyens, elle ne se mêle plus à la cité qu’elle domine, elle sort géante des maisons basses, elle anéantit tout autour d’elle, elle semble s’ouvrir à l’humanité tout entière, et par ses tours, par ses flèches, vouloir monter jusqu’au ciel.

La dernière forme du sentiment esthétique est le sentiment des beautés naturelles. (Grant Allen : l’Évolution esthétique chez l’homme, Mind, oct. 1880.) Le sauvage et l’enfant admirent le caillou brillant, la fleur, la plume dont ils se parent ; le plus beau coucher du soleil est un spectacle muet qui les laisse indifférents. C’est l’art qui fait l’éducation esthétique de l’homme : l’art est humain, il est créé par le sentiment, il parle un clair langage. Certes, ce n’est pas lui qui fait l’unité du sentiment et de l’image, de l’image et du mouvement, puisqu’il en naît. Mais, par l’habitude, il rend plus délicate et plus subtile la conscience de ces rapports. Toute la vie de l’homme, qui est un perpétuel langage, contribue à développer cette valeur ex-