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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

son paradis terrestre achevé, il y conduit sa femelle, afin de la captiver par le plaisir des yeux. » (Letourneau, Sociologie, pp. 48-70.) Ici peut-être pour la première fois la beauté se détache de l’être qui la crée.

Chez l’homme, l’art commence avec la parure. Nous trouvons dans les cavernes de la préhistoire des colliers, des bracelets, des anneaux de pierre et d’os. Les sauvages nous montrent encore l’humanité à ses débuts. La première œuvre d’art de l’homme est son propre corps : il le peint, il le sculpte. La peinture commence par les tatouages, le dessin par les arabesques de lignes compliquées qui couvrent la face, parfois le corps tout entier. La sculpture, ce sont les déformations du crâne, les mutilations bizarres, les coiffures échafaudées, tous les efforts pour modifier la forme naturelle du corps humain. Les ornements achèvent cette métamorphose. On en accroche partout où l’on peut : on en charge la poitrine, le cou, les bras, les jambes. Ce n’est pas assez, on perce la cloison du nez, on élargit au-dessous de la lèvre inférieure une seconde bouche, on ouvre les joues, on perfore les dents, pour que la parure, comme incrustée au corps, ne s’en distingue plus. Le sentiment qui crée cet art de la parure n’est pas l’amour, mais l’orgueil. « Dans les races très inférieures, les femmes n’ont pas d’ornements : la raison en est très simple ; les hommes gardent pour eux tous ceux qu’ils peuvent se procurer. » (J. Lubbock, Origines de la Civilisation, p. 51.) Certes, c’est là une origine bien humble pour l’art, dont nous tirons une si grande vanité, et cependant déjà dans cette expression souvent ridicule d’un orgueil brutal, nous retrouvons les caractères que nous présentent nos chefs-d’œuvre les plus admirés. Le sauvage est mécontent de son propre corps ; il le transforme, il lui substitue dans la mesure du possible une apparence qui réponde à l’idée qu’il a et qu’il prétend qu’on ait de lui-même. Il veut être beau, faire mieux que la nature. Il veut faire entrer dans la réalité un sentiment dont elle ne lui donne pas l’expression. Ses tatouages, aussi bien que les fresques de Michel-Ange, sortent de l’instinct du mieux, du besoin de l’idéal, de la nécessité pour l’homme, esprit et corps, de regarder ses sentiments, d’en jouir avec ses sens, pour cela de les réfléchir dans une apparence qui, créée par eux, les reproduise. L’art naît spontanément de la nature humaine. Le sentiment tient à l’image et l’image au mouvement : voilà le principe de l’art, c’est la force du sentiment qui le crée. La première beauté, c’est la première passion pour être beau, le sauvage se déchire, se mutile, endure sans se plaindre de cruelles souffrances. L’art n’a de limites que celles du sentiment. L’homme primitif est un enfant ; son univers, étroit