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soi la raison triomphante. Il n’en est pas ainsi ; vivre, c’est lutter ; « cesser de lutter, c’est commencer à mourir » (Maudsley). N’est-il pas naturel que l’homme cherche à se donner ce que la réalité lui refuse ? Esprit et corps, il veut éprouver toute sa vie à la fois, voir l’esprit, jouir de l’idée par les sens.

Le problème semble insoluble. Nous ne sommes pas maîtres de nos sensations, elles s’imposent. Le monde n’a pas pour loi notre rêve. Oui, mais la sensation survit dans l’esprit ; elle y devient l’image. L’image est encore la sensation, elle est le son, la forme, la couleur ; en même temps, elle est un élément intérieur, comme une matière toute spirituelle. Tout sentiment puissant qui s’empare de l’esprit, qui pour un instant est l’esprit même, en vertu des lois mêmes de la vie, s’enveloppe d’un corps d’images qu’il organise pour s’exprimer. De là, dans les esprits les plus humbles, ces poèmes éphémères, ces petits mondes d’images créés spontanément par le sentiment pour s’y voir réalisé, pour y jouir de lui-même. Mais cette poésie cachée n’est pas l’art encore. Il faut que l’image soit arrêtée au passage, qu’elle vive dans une apparence qui la reproduise ; il faut que, née du sentiment, elle redevienne sensation, montrant l’esprit dans une matière transfigurée. Le rapport de l’image au mouvement fait le passage de la conception à l’exécution. L’homme tend à exécuter les mouvements qu’il imagine : c’est le principe de l’instinct d’imitation. Plus d’un sera tenté peut-être de trouver dans cet instinct une origine de l’art beaucoup plus simple et moins quintessenciée. L’origine de l’art, c’est l’imitation, c’est le mammouth, le renne gravé sur la pierre par l’homme des cavernes. L’image guidait sa main, la conduisait. Je ne m’attarderai pas à discuter le rôle de l’imitation dans l’art. Qu’il suffise de remarquer à quelles conditions l’image devient mouvement. Si toute image suscitait le mouvement qui lui répond, l’homme serait le plus détestable des singes, le plus pitoyable des somnambules. L’image ne devient un principe d’action que quand elle s’impose à l’esprit, et si ce n’est dans les cas morbides, elle ne s’impose que sous l’action du désir et du sentiment. Cet amour de l’image, qui en obsède l’esprit, est d’autant plus nécessaire à la naissance de l’art que l’image ne représente pas ici le mouvement à accomplir, qu’elle pose seulement devant l’esprit la fin à atteindre. C’est cette fin qui suscite les moyens propres à la réaliser. Quand un peintre conçoit un tableau, il ne conçoit pas les coups de pinceau, mais seulement l’œuvre faite, et c’est pour ainsi dire l’œuvre faite qui, voulue, aimée, pressentie, suscite les mouvements qui mènent vers elle. Du mouvement, nous sommes ainsi ramenés à l’image, et de l’image au sentiment qui la fait naître et