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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

II

Pour déterminer le principe de l’art, il faut définir le besoin qui lui donne naissance. Si le beau se confondait avec l’agréable, avec l’utile, avec le bien, l’art n’existerait point, parce qu’il n’aurait pas de raison d’être. L’homme agit sous l’impulsion de désirs que l’action développe en les satisfaisant. Quel est donc le désir qui donne naissance à l’art ? L’homme tend vers la plénitude de l’existence. C’est le mouvement même de la nature en lui : il va vers l’être, comme la plante se tourne vers le soleil. Tous ses penchants sont des formes de cet amour primitif, tous ses actes l’expriment, la beauté seule l’apaise. C’est que la beauté lui donne ce qu’il cherche : la vie complète. Loin de dire que l’art naît de l’agréable, qu’il le continue et l’achève, bien plutôt dirais-je qu’il naît de la douleur, comme l’espérance[1]. Si nous vivions dans le paradis terrestre, si nos sentiments les plus élevés trouvaient leur expression dans un monde de justice et d’amour, la nature ne s’opposerait plus à l’esprit, la sensation au sentiment, le réel à l’idéal. L’art, n’étant plus un besoin, disparaîtrait. L’unique poème serait la réalité. Le principe de l’art est l’insuffisance de ce qui est, l’inquiétude de l’âme éprise de la vie meilleure. L’homme est tenté de créer à son tour, d’opposer au grand monde un petit monde tout pénétré d’humanité, dont la contemplation le charme et le rassérène. La vie est harmonie, plus elle enveloppe d’éléments en accord, plus elle est riche ; toute dissonance qu’elle ne peut résoudre en elle l’amoindrit et la fausse. Le penchant primordial, l’amour de l’être, s’exprime en nous par le perpétuel effort pour organiser nos sensations, nos sentiments, nos idées et nos actes. C’est là un labeur immense. Dans l’esprit se représente le monde pour s’entendre avec soi-même, pour coordonner tous ses éléments intérieurs, il faudrait s’accorder avec les autres hommes, avec la nature entière, trouver partout en soi et hors de

  1. M. Eugène Véron, dont nous avons analysé ici même la très remarquable esthétique, oppose à cette théorie que l’art n’a pu naitre « d’une dépression vitale » (Courrier de l’art, 15 janvier 1886). Aussi n’est-ce pas là ce que j’ai dit. La douleur n’est le principe de l’art qu’en tant qu’elle est le plus puissant stimulant de l’activité. L’art n’est pas l’esprit humilié, mais l’esprit triomphant. « Il naît, selon les propres expressions de M. Véron, de l’effort que fit l’homme pour réaliser en dehors de lui les rêves d’amour, de joie, de grandeur, d’héroïsme intellectuel et moral qui font battre son cœur et enflamment son imagination. » Mais pourquoi réaliser un rêve dans une apparence ? et qu’est-ce que le rêve lui-même ?