Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/347

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
343
SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

force de la nature déchaînée, et, dans ses désordres apparents, un rythme d’une logique inflexible ; c’est qu’elle prend tout l’être, concentre toutes ses pensées, toutes ses forces, pour en composer la forme redoutable et grandiose qui, seule, peut l’exprimer. La valeur esthétique d’un sentiment ne se mesure pas à sa moralité, mais à la richesse et à l’harmonie du corps d’images qu’il peut organiser.

On ne peut pas plus parler de la beauté des sensations que de la beauté des sentiments. Si le beau est la pénétration réciproque de la sensation et du sentiment, s’il résulte de leur concours en un tout naturel, on le détruit par l’analyse, quand on isole les éléments dont il est l’unité. M. Guyau pénètre l’agréable de sentiments et d’idées, quand il veut l’identifier avec le beau. Un exemple suffira. Il s’agit de prouver que les jouissances du goût sont esthétiques. « Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées, poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée ; en buvant ce lait frais, où la montagne avait mis son parfum, et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût, au lieu de l’être par l’oreille. » Un critique répond avec esprit : « On surprend ici en plein l’ingénieux malentendu où se complaît M. Guyau. Assurément, ce n’était pas la fraîcheur du lait qui était belle, mais les idées évoquées par cette sensation et les perceptions qui l’accompagnaient, toutes ces choses dont il nous parle : la cabane, le ruisseau, la montagne parfumée. Si le berger a pris la tasse après M. Guyau, je ne pense pas qu’il ait bu, lui, une symphonie de Beethoven. » Il faudrait dire : les idées et les sentiments qui vivaient en cette sensation, dont elle était comme le corps et la réalité palpable ; mais l’argument est irréfutable.

Réserve faite que l’agréable n’est pas le beau, j’accorde volontiers à M. Guyau que toutes les sensations peuvent devenir esthétiques. Je crois toutefois que Kant, Maine de Biran, Jouffroy ont exprimé une distinction utile, en réservant le nom d’esthétiques aux sens de la vue et de l’ouïe. La symphonie pastorale qu’a bue M. Guyau dans les Pyrénées n’a pu être qu’instantanée ; et le ruisseau eût été de lait, et M. Guyau eût eu la capacité d’y boire sans fin, que la saveur monotone, sans nuances, sans rythme, n’eût pu suivre les sentiments qui se succédaient en lui, moins encore les varier en les renouvelant. Un parfum aimé, une senteur printanière peut soulever tout un monde de souvenirs, mais, si la rêverie se prolonge, le